Composition des employés des organisations humanitaires
La section Şanlıurfa de l’ONG, la plus importante en termes d’employés, est composée d’environ 80 salariés dont plus de la moitié est de citoyenneté syrienne. Les « bénéficiaires » – terme utilisé par les travailleurs humanitaires – étant arabophones, l’ONG recrute essentiellement des jeunes Syriens des deux sexes, généralement diplômés ou ayant dû interrompre leurs études à cause du conflit armé. Ils sont, pour la plupart, les seuls membres de leur famille ayant un revenu fixe. Disposant d’un capital culturel conséquent et d’une relative proximité avec les bénéficiaires, car ils proviennent des mêmes régions (Deir ez-Zor, Alep, al-Raqqah, Kobanê, Tell Abyad), ces jeunes Syriens, bien qu’essentiels dans l’ONG, sont cantonnés aux postes de field officers, situés au bas de la hiérarchie et rémunérés au taux le plus bas. Leur travail consiste à se rendre sur le terrain, en contact direct avec les bénéficiaires. Leurs profils correspondent parfaitement aux exigences liées à leurs postes – prendre des décisions rapides en fonction de la situation sur le terrain, parler l’arabe, rédiger les rapports de mission…– mais cela n’explique pas pourquoi ils ne peuvent prétendre aux postes à plus hautes responsabilités. En effet, la distribution hiérarchique au sein de l’organisation humanitaire est très fortement déterminée par la nationalité de ses employés.
Deux autres catégories d’employés méritent d’être distinguées. D’une part, les citoyens turcs occupant des postes intermédiaires, d’ordre administratif ou en relation avec les autorités locales et nationales. Ils sont pour la plupart jeunes, récemment diplômés en sciences sociales, droit, sciences politiques ou gestion. Et d’autre part, les expatriés, qui occupent les postes d’encadrement (coordinateurs, managers). Ces derniers proviennent de différentes régions du monde – essentiellement l’Europe, poursuivant des carrières dans les réseaux humanitaires internationaux ; avant la Turquie, ils ont généralement vécu à Haïti, au Sud-Soudan, en Afghanistan, au Liban…
Il me semble important de noter qu’il y a une très forte mobilité des travailleurs entre les différentes ONG présentes dans les régions frontalières turco-syriennes (Hatay, Gaziantep, Diyarbakır, Mardin) mais aussi au sein des différentes sections d’une même ONG. Ainsi les réseaux de socialisation, en dehors du temps de travail, intègrent des travailleurs de toutes les ONG qui sont sur place (hormis les ONG musulmanes). En tant que travailleur humanitaire on se connaît, on passe beaucoup de temps ensemble, on habite ensemble. En d’autres termes, leur intégration à la ville est fortement segmentée.
Contexte local : la ville d’Akçakale
Lors de mon volontariat, j’étais membre de l’équipe chargée d’un programme d’aide alimentaire dans la ville d’Akçakale, ville géographiquement coupée par la frontière. Son équivalent du côté syrien est Tell Abyad. S’il s’agit bien de deux villes distinctes séparées par une frontière étatique, elles forment depuis longtemps une même unité géographique, sociale et économique. Cette frontière, qui existe depuis la création de l’État turc en 1923, était traversée quotidiennement par les locaux à des fins commerciales ou familiales. Il est important de préciser que les familles sont généralement nombreuses, comptant beaucoup d’enfants – la taille moyenne des familles bénéficiaires du programme était de 5,2 – et que la notion de famille est plus large qu’elle peut l’être dans les pays d’Europe de l’ouest.
La ville d’Akçakale est officiellement habitée par 100 000 citoyens turcs, auxquels il faut aujourd’hui ajouter 100 000 citoyens syriens. Les familles syriennes qui y habitent sont pour certaines hébergées par des familles turques, qui, par ailleurs, sont parfois apparentées. La grande majorité habite des maisons, ou de petits immeubles, dont la construction n’est pas toujours achevée. Il s’agit donc de logements précaires faits de quelques murs de parpaings en béton avec parfois une bâche tendue en guise de toit. Un camp (surpeuplé) d’une capacité d’accueil de 28 000 places a été installé à la sortie de la ville. Pour des raisons de confidentialité et de sécurité, il m’a été difficile de savoir combien de personnes habitent réellement ce camp. En face de celui-ci, un camp illégal est occupé par des familles espérant intégrer le camp officiel. Cependant, l’AFAD [Afet ve Acil Durumu Yönetimi Başkanlığı – ministère de gestion des Catastrophes et Urgences], l’autorité turque de gestion des réfugiés insiste pour les loger dans d’autres camps, ce qu’ils refusent, surtout lorsqu’il s’agit du camp de Suruç (géré par AFAD), le plus grand de Turquie, ayant peu de résidents, mais à population kurde.
Le fait que la ville soit sur le territoire turc la distingue évidemment de Tell Abyad par sa « distance » et sa relative sécurité face au conflit qui sévit de l’autre côté de la frontière. Tell Abyad, prise dans un premier temps par l’État Islamique, est maintenant sous contrôle des forces armées kurdes. Cependant, au niveau identitaire, Akçakale ne se définit pas par son appartenance à la Turquie mais plutôt comme une ville arabe. On est donc syrien ou turc, mais on est surtout arabe et les Kurdes ne sont pas les bienvenus. En témoignent plusieurs actes de violence envers des Kurdes, raison pour laquelle les ONG n’envoient pas leurs employés kurdes dans cette ville, qu’ils soient syriens ou turcs.
Les effets inhérents des emergency programs
Les activités des ONG se distinguent selon deux catégories : la première est celle des programmes de développement (development program), s’étalant généralement sur plusieurs années, la seconde est celle des programmes d’urgence (emergency program). Ces derniers sont beaucoup plus courts (quelques mois) et concernent généralement des régions sinistrées par la guerre ou des catastrophes naturelles. Ce type de programme se focalise essentiellement sur la poursuite d’un objectif unique lié aux besoins primaires.
À la frontière turco-syrienne, la quasi-totalité des programmes proposés par les ONG présentes se situent dans la catégorie « urgence ». Hormis quelques-uns liés à l’éducation des enfants ou à la sensibilisation des parents aux principes de nutrition, les programmes relèvent de l’aide médicale, matérielle et alimentaire.
Durant l’été, j’ai intégré une équipe chargée d’un programme d’aide alimentaire (food security) à destination des familles syriennes les plus démunies d’Akçakale où de nombreuses ONG proposent des programmes similaires de courte durée (environ 6 mois) qui sont généralement renouvelables puisque la nécessité d’assurer la sécurité alimentaire des bénéficiaires perdure. Cette situation d’urgence permet non seulement de solliciter une prolongation de la durée du programme auprès du bailleur de fonds mais a pour effet que de nombreux effets du programme se voient occultés, ou plutôt négligés, par les travailleurs humanitaires. Tout est justifiable tant que cela permet de se rapprocher de l’objectif unique. Dès lors, le travail humanitaire ne consiste pas en une réflexion sur la situation sociale des bénéficiaires mais se borne à remplir les objectifs définis par le projet. Dans notre cas, assurer la sécurité alimentaire des familles syriennes ne pouvant assurer par elles-mêmes la satisfaction de ce besoin primaire.
Intéressons-nous maintenant aux différentes étapes de mise en place du programme, pour en relever les effets, autres que ceux liés à l’aide alimentaire. La première étape consiste en la sélection des supermarchés qui participeront au programme. Amener de la nourriture jusqu’à Akçakale nécessite une logistique importante que la collaboration des propriétaires des supermarchés déjà présents permet de simplifier. Ceux-ci s’engagent à accepter les e-voucher (porte-monnaie électroniques rechargeables) remis aux Syriens et à s’équiper d’un lecteur de carte spécifique, fourni par des multinationales (Ticket Restaurant, Mastercard) ou des banques telles Ziraat Bankası. Les cartes à puce ont récemment supplanté les coupons papier car elles permettent la constitution de bases de données de l’utilisation qui en est faite par les bénéficiaires. Ces données servent ensuite à prouver l’efficacité du programme auprès du bailleur de fonds. Ce service a un coût pour les ONG qui avoisine les 10 % du montant versé aux bénéficiaires.
Il n’est pas difficile de convaincre les propriétaires des supermarchés de participer au programme pour qui cela représente une forte augmentation de leur clientèle. Supposant qu’il y ait 3000 familles bénéficiaires, cela représente environ 15 000 bouches supplémentaires qui viennent s’approvisionner dans le supermarché. À Akçakale, certains bakkal (petits commerces de proximité) appartiennent aux familles qui les exploitent, mais ces boutiques, trop petites, ne satisfont pas aux critères des ONG (étiquetage, variété et quantité des produits…). Quant aux supermarchés éligibles, ils sont la propriété d’un notable de la région, un homme influent et armé, qui n’hésite pas à user de son pouvoir pour influencer les décisions des ONG. C’est quelqu’un qu’il ne faut pas contrarier, mais flatter pour réussir à l’amadouer. Faire affaire avec lui permet d’atteindre les objectifs du programme. En plus des trois supermarchés conventionnés d’Akçakale, il a obtenu auprès de l’UNHCR et de l’État turc la gestion du supermarché situé à l’intérieur du camp d’Akçakale.
La collaboration avec les notables locaux est économique tout autant que politique. Pour bénéficier de l’aide, les familles doivent s’enregistrer préalablement auprès de l’ONG. Le problème principal est donc de les informer de l’existence des programmes et des modalités d’attribution. La communication se fait par l’intermédiaire du muhtar, un élu local traditionnellement proche de la population. C’est lui qui, connaissant le quartier et les Syriens dans le besoin qui y vivent, sait le mieux comment et à qui transmettre l’information. L’apparition d’ONG dans la région a considérablement renforcé le pouvoir des muhtar, car leur influence s’étend désormais sur les citoyens syriens en plus des citoyens turcs. D’autre part, ils se retrouvent en position d’intermédiaires entre des organisations humanitaires et leur mahalle (quartier). Ce nouveau rôle les amène à jouer de leur pouvoir vis-à-vis des ONG et des ressortissants syriens. C’est ainsi qu’ils invitent les employés des ONG à manger ou boire du thé, leur indiquant qu’il faut aider telle famille plutôt que telle autre. Les familles syriennes ont donc intérêt à rester en bon terme avec leur muhtar si elles souhaitent bénéficier des programmes d’aide. Les agissements des muhtar ne sont pas nécessairement malintentionnés et sont parfois même bénéfiques – leur très bonne connaissance de quartier et des habitants font d’eux la meilleure source d’informations relatives aux nouveaux arrivants – mais il est certain que cette soudaine redistribution des pouvoirs en leur faveur entraîne de nouvelles dynamiques au sein des différents réseaux dans la ville d’Akçakale dont les effets ne sont ni contrôlables ni contrôlés.
Une fois le programme engagé pour une période de 6 mois renouvelable, c’est-à-dire une fois que les contrats avec les supermarchés ont été signés et que les e-vouchers ont été distribués aux familles bénéficiaires, l’essentiel du temps de travail des employés de l’ONG consiste en la surveillance (monitoring) des bénéficiaires et des supermarchés. Il peut arriver qu’un e-voucher soit annulé lorsqu’on s’aperçoit qu’une famille est hors des critères d’attribution de l’aide. Certaines familles pouvant subvenir à leurs besoins alimentaires s’en prétendent incapables pour compléter leurs revenus.
Il peut également arriver que les supermarchés cherchent à maximiser le gain que leur apportent ces nouveaux clients en appliquant des prix différents de ceux indiqués dans les rayons ou encore en proposant des produits périmés, ou dont le contenu a été remplacé par un autre de valeur/qualité inférieure. Les plaintes étant nombreuses, les field officers consacrent une journée par semaine à vérifier et à contrôler ce qu’il se passe dans les supermarchés conventionnés. On observe également un marché parallèle de produits alimentaires et d’e-voucher. Poursuivre la liste des possibles comportements opportunistes de chacun n’a pas de sens et risquerait de jeter l’opprobre sur l’ensemble de l’opération. Ce qu’il est important de noter, c’est que la nature de l’aide crée une relation de clientélisme entre les différents acteurs impliqués. Ce phénomène n’est pas nouveau et s’observe au sein de nombreuses institutions (demande d’asile, allocations de chômage…). Le comportement des bénéficiaires devant l’organisation doit ainsi être considérée, en amont de tout jugement moral, comme une adaptation aux attentes supposées des travailleurs humanitaires, comme une mise en conformité avec l’image du « miséreux ». La façade personnelle est ainsi construite en fonction des attentes des ONG. Cette situation, accentuée par le fait que les fonds ne sont jamais suffisants, amène les employés des ONG à considérer chaque famille comme possiblement opportuniste et donc à consacrer une partie importante de son temps à la vérification des dires des bénéficiaires. Pour ces familles, attention de ne pas être vues avec une voiture neuve, des bijoux en or, ou un logement correct…
Conclusion : remise en question du caractère émancipateur de l’aide
Le programme de sécurité alimentaire (food security) apporte un soutien direct incontestable à des familles syriennes dans la ville d’Akçakale. Cependant, une lecture plus large nous amène à nous interroger sur l’effet émancipateur de ces programmes d’aide. La relation verticale entre organisation humanitaire et bénéficiaires crée une relation de clientélisme entre les deux parties et induit potentiellement des comportements opportunistes. Toutes les familles syriennes ne pouvant bénéficier des aides (car les fonds ne sont pas suffisants), chacune a intérêt de ne pas être celle qui sera écartée du programme.
Au sein de cette relation de pouvoir vertical s’insèrent d’autres acteurs locaux dont la collaboration est nécessaire pour atteindre l’Objectif Unique dans le temps imparti au programme d’urgence (emergency program). Il ne s’agit donc plus d’une simple relation de pouvoir bipolaire entre ONG et bénéficiaires mais d’un réseau d’acteurs humanitaires, politiques, économiques et civils disposant chacun d’un pouvoir relativement important. Par exemple, le monopole économique détenu par certains businessmen locaux et le rôle desmuhtar dans la société turque en font des acteurs clés. En plus des tâches directement liées à l’aide alimentaire, les ONG consacrent une partie importante du temps de leurs employés à la surveillance des bénéficiaires et la gestion des relations de pouvoir avec les différents acteurs locaux.
Les relations de pouvoir sont inévitables dans une société. Si on ne peut les supprimer, il est important d’en tenir en compte et de tenter de les agencer. Cela implique une participation de chacun des acteurs à chaque étape de la réalisation du projet et donc des canaux de communication entre ces derniers. Cela implique aussi de ne pas considérer les familles syriennes comme plusieurs unités dans le besoin mais comme un groupe vivant dans une même localité et capable d’organisation. Cela impliquerait également l’inclusion des différents acteurs de mouvements sociaux présents sur le terrain. Bien sûr cela rompt avec une conception de l’aide humanitaire d’urgence qui applique des programmes d’aide sans intégrer la société civile locale dans la préparation et mise en place des projets.
Peut-être même cela invite-t-il à interroger le principe d’urgence. Ces familles syriennes, bien que ne pouvant pas prétendre actuellement à l’asile politique en Turquie, sont installées depuis plusieurs années dans le pays. Elles se déplacent beaucoup au sein du territoire turc et notamment, le long de la frontière. Des programmes d’aides plus inclusifs nous permettraient d’imaginer une participation émancipatrice des familles syriennes au sein de leurs lieux de résidence, même si celui-ci est temporaire. La réponse de l’État français– ainsi que des grandes puissances militaires internationales – aux attentats du 13 novembre à Paris ne laisse pas présager une fin prochaine des combats en Syrie. La situation d’« urgence » permet de légitimer la non-inclusion des premiers concernés.
Clément Sebille à réalisé un stage en immersion pour son mémoire en anthropologie à Istanbul. Il s’est intéressé aux adolescents migrants sans parents à Istanbul et plus particulièrement à l’usage qu’ils ont du dispositif d’aide pour mineurs étrangers de l’État turc. C’est dans ce contexte qu’il a collaboré avec l’ IFEA. Suite à sa participation en tant que volontaire au sein d’une ONG dans la région d ‘Urfa il a rédigé cet article, déjà paru dans l’ Observatoire Urbain d’Istanbul le 21/12/2015.
Note de Kedistan : Ce type de réflexion nous paraît fondamental à une compréhension de cette question, dans le contexte où les gouvernements européens financent l’Etat turc pour « retenir » l’exode des populations syriennes fuyant les guerres,et qu’ils reconstruisent dans le même temps des murs de repli identitaires. Financer n’est pas « aider », dans la majorité des cas.