Quasiment personne, au Forum social mondial (FSM) de Tunis, ne se revendique comme islamiste et altermondialiste tout à la fois. Même Tariq Ramadan, qui continue d’incarner, aux yeux de beaucoup, l’épouvantail même de « l’islamo-gauchisme », refuse ce genre de qualification lorsqu’il est interrogé par Mediapart : « Musulman, oui. Islamiste, non. Altermondialiste, j’espère, même si on ne sait plus exactement ce que ça veut dire. »
Le Forum social mondial est venu se ressourcer en plantant ses tentes dans le premier pays arabe ayant fait sa révolution. Un geste politique fort, mais non dénué d’embarras, puisque cette révolution tunisienne, comme son alter ego égyptienne, a entraîné l’accession au pouvoir de partis à référentiel islamique, conservateurs sur les mœurs et libéraux en économie, donc à l’opposé des projets séculiers, progressistes et solidaires portés par l’altermondialisme. En s’installant dans un pays clivé par l’opposition entre laïcs et religieux et en accueillant en son sein des organisations des deux bords, le FSM réactive donc la délicate question des divergences entre la gauche et la religion, notamment quand il est question d’islam.
Organisation au cordeau de plus de 1 000 ateliers sur 4 jours, présence en masse, et dans sa diversité, de la société civile tunisienne comme de mouvements internationaux, allant des Y’en a marre sénégalais aux syndicalistes coréens, succès de participation, notamment des jeunes, presse tunisienne abondante et louangeuse : difficile d’imaginer que le bon déroulement du FSM du Tunis a été le fruit d’un compromis entre ennemis.
Côté tunisien, les principaux organisateurs, en particulier le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, avec des organisations comme la centrale syndicale UGTT, l’Association tunisienne des femmes démocrates, ou encore le Front populaire dont Chokri Belaïd, assassiné le 6 février dernier, était l’une des voix influentes, comptent en effet parmi les plus farouches opposants à Ennahda. Cela n’a pas empêché le gouvernement issu des rangs islamiques de faire preuve, selon Gus Massiah, membre de la commission internationale du FSM, d’une « neutralité bienveillante ».
Le gouvernement a ainsi mis sur pied un comité interministériel ad hoc et prêté le campus universitaire el-Manar, à l’ouest de Tunis. Le président de la République, Moncef Marzouki, a reçu, samedi 30 mars, une délégation des alter. Et lors de la marche inaugurale du FSM, mardi 26 mars, les autorités ont même annoncé plus de 50 000 participants : « C’est la première fois que je vois la police annoncer plus de manifestants qu’il n’y en a », a alors souri un vieux routier de l’altermondialisme. L’enjeu était en effet de taille, pour une Tunisie en proie à des secousses institutionnelles récurrentes et à une dépression économique croissante, afin de rassurer sur sa capacité d’accueil des touristes occidentaux ayant déserté les plages et les hôtels du pays.
« Les plus grandes organisations de Tunisie ont décidé d’accueillir le FSM, le gouvernement n’avait pas le choix ! affirme toutefois Raja Mrad, de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), tout en reconnaissant que « du point de vue logistique, il ne nous a pas mis de bâton dans les roues. Au contraire. »
L’appréhension était notamment grande sur les questions de sécurité et les organisateurs craignaient des débordements fomentés par des petits groupes salafistes, dont une partie du campus el-Manar est un bastion. Mais la protection du FSM est assurée de manière à la fois discrète, ferme et souriante, par la police et les bénévoles. À l’entrée, l’un d’eux expliquait à un parlementaire tunisien dépourvu d’accréditation qu’il ne pouvait le laisser entrer : « Même si le fantôme de Chokri Belaïd se présentait, sans badge, je ne pourrais pas autoriser l’accès. » Alors même que la figure du démocrate assassiné est, de loin, celle qui domine les différentes affiches qui ornent les murs du forum. « Cela signifie que, quand la police veut protéger, elle sait protéger, lâche, amère, Raja Mrad, qui porte un badge à l’effigie de Chokri Belaïd. Elle protège l’image du pays, mais pas les femmes, les laïcs ou les démocrates… »
Toutefois, bien que les organisateurs principaux se situent dans le camp de l’opposition frontale au parti islamique au pouvoir en Tunisie, et que la marche inaugurale se soit terminée par un discours de 45 minutes de la veuve de Chokri Belaïd, le FSM a réussi à donner la parole à l’ensemble de la société civile tunisienne et internationale : à côté des acteurs de la gauche laïque tunisienne et des habitués venus du France ou du Brésil, des organisations musulmanes étaient présentes, y compris des féministes musulmanes et voilées, de même que certaines figures aussi emblématiques que clivantes, à l’instar de Tariq Ramadan.
La matrice confessionnelle de l’altermondialisme
La première raison de cette cohabition possible entre mouvements laissant la place au référentiel musulman et organisations d’origine marxiste est que l’altermondialisme n’a pas découvert la question religieuse, ni l’islam, en posant ses valises à Tunis.
Lors du Forum social européen à Paris, où la présence de Tariq Ramadan avait fait polémique, mais surtout durant le FSE qui s’était déroulé l’année suivante à Londres, « il y a eu des débats politiques très offensifs sur la religion. La question des relations entre l’altermondialisme et l’islam s’est posée dès ce moment-là », juge Isabelle Sommier, professeur de sciences politiques à l’Université Paris I et co-directrice d’un ouvrage intituléL’Altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause. Notamment autour de la question du voile, avec souvent une approche divergente entre les organisations française et britannique, dans la foulée de la loi sur les signes religieux à l’école.
En outre, l’altermondialisme s’origine dans une double matrice, à la fois marxiste et chrétienne. Sa généalogie est en effet fortement marquée par un tiers-mondisme porté par des organisations confessionnelles, comme le Comité catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD), qui demeure un des poids lourds financier et logistique de l’organisation du FSM.
« Le mouvement altermondialiste brésilien, berceau du FSM, est né de la jonction entre des mouvements de la gauche marxiste et les comités œcuméniques de base, issus de la théologie de la libération, précise Gus Massiah. Foi et Justice et Caritas Brésil font partie des fondateurs du FSM, au même titre qu’Attac. La question de la religion et les tensions ou collaborations, qui ont pu exister entre mouvements de gauche et mouvements religieux, ne sont donc pas nouveaux. Mais une évolution du même type est-elle possible, dans le monde musulman, entre des mouvements issus de l’islam et les mouvements sociaux ? »
Ludovic Raullin, animateur au Secours catholique de Brest, est venu à Tunis avec une délégation de 80 personnes regroupant des bénévoles, des permanents et des personnes accueillies.« Au FSM, nous ne sommes pas dans la proposition spirituelle, explique-t-il. L’article premier du Secours catholique précise que nous accueillons toutes les personnes, quelles que soient leurs origines, leurs cultures ou leurs religions. Notre présence ici est donc d’abord caritative. »
Pour Isabelle Sommier, qui a étudié le public des FSM jusqu’au Forum qui s’est tenu en 2011 à Dakar, « près de 80 % des participants, à Dakar, se déclaraient croyants. Les derniers FSM ont été organisés sur des continents religieux. Et les groupes confessionnels s’investissent de plus en plus dans le forum, même si c’est, d’abord, sous des formes caritatives », qui permettent de ne pas heurter les non croyants ou les croyants des autres religions. Jeudi 28 mars s’est ainsi tenu, sur le campus el-Manar, un atelier organisé en commun par le CCFD et le Secours islamique…
Le seconde raison est que, vu de près, les clivages qui traversent la société civile tunisienne ne se réduisent pas à l’opposition entre laïcs et religieux. Le FSM de Tunis a donc cherché à rassembler, sur des questions sociales, des mouvements divisés sur la religion ou sur les mœurs.
Comme l’expliquait récemment la chercheuse franco-tunisienne Leyla Daklhi dans un article paru dans La vie des Idées :« Le sentiment d’une révolution trahie coexiste à présent avec le constat, visible, que le processus révolutionnaire est encore en cours. La plupart des commentateurs font de l’élection du parti islamiste Ennahda après les élections d’octobre 2011 la figure de la trahison. La révolution des jeunes, épris de liberté et de justice, aurait accouché d’un monstre islamiste, conservateur et liberticide. Les premières élections libres post-révolutionnaires auraient porté au pouvoir des adversaires de la démocratie et de la liberté. (…) À l’analyse, il apparaît que s’il y a eu “trahison” de la révolution, elle ne se situe pas forcément dans l’opposition entre “conservateurs religieux” et “progressistes laïcs”. La mise dos à dos de ces deux camps, largement orchestrée par le jeu politique partisan, masque la difficulté de l’ensemble de la classe politique à répondre aux demandes populaires de justice sociale. »
Pour la chercheuse, « la lecture en termes identitaires des tensions sociales en Tunisie, imposée à la fois par les défenseurs de la laïcité (spécificité tunisienne, héritage bourguibiste) et par les islamistes (qui masquent ainsi leur incapacité à répondre à la demande sociale de justice), est un leurre ». Un constat important, qui ne résout néanmoins pas toutes les tensions entre l’altermondialisme et l’islam politique.
« Mouvements sociaux et islam politique »
Jeudi 28 mars à 9 h 30 se tenait ainsi une conférence, dans le grand amphi de la zone A, intitulée « Mouvements sociaux et islam politique ». Aux côtés d’un sociologue spécialiste du salafisme tunisien, d’une ancienne membre de la commission femmes de l’UGTT et d’un activiste nigérien, Tariq Ramadan en était l’intervenant vedette.
Pour lui, la difficile rencontre entre l’altermondialisme et l’islam politique tient non seulement au fait que ce dernier recouvre un spectre très étendu allant de la gauche à la droite capitaliste version américaine, mais aussi à celui que l’islam politique a, en soi, du mal à porter des alternatives économiques. En effet, juge-t-il, « les précurseurs de l’islam politique se sont développés dans un contexte de colonisation, dans lequel le curseur a été mis sur la référence religieuse et la libération politique. Le pan-islamisme a voulu résister par l’unification des pays que la colonisation avait divisés, en réunissant le fait religieux et le fait culturel. L’émancipation n’a pas été posée, d’abord, en termes économiques. »
Hassan el-Banna
Le petit fils d’Hassan el-Banna, fondateur des Frères Musulmans, rappelle toutefois que son grand-père, dès 1942, avait proposé une« économie alternative », fondée sur trois axes : lutte contre la spéculation, réforme agraire et mobilisation des petites actionnaires.
Comment explique-t-il alors que les partis musulmans au pouvoir en Tunisie ou en Égypte ne remettent pas en cause l’économie de marché et l’organisation du système financier, alors qu’ils ont pris les commandes à la faveur de révolutions déclenchées au nom de la dignité et de la justice sociale ? Pourquoi le leader de l’AKP, Recep Erdogan, est-il entré de plain-pied dans l’ordre économique mondial en suivant les recommandations du G8, tandis que son prédécesseur à la tête de l’islamisme turc, Necmettin Erbakan, avait rêvé d’un projet avorté de D8 : une alternative au G8, regroupant notamment l’Égypte, l’Indonésie, la Malaisie et la Turquie ?
Tariq Ramadan estime que l’islam politique a été pris dans un double piège, qui le rend aujourd’hui incapable de formuler des propositions alternatives sur la marche économique du monde. Le premier piège est, selon lui, lié à l’histoire des mouvements islamistes. « Que ce soit au Maroc, en Tunisie, en Palestine ou en Égypte, ces groupes d’opposition interdits dans le champ politique se sont concentrés sur le travail social. Ainsi, ils ont manifesté un souci des pauvres, manifesté par un encadrement et une prise en charge réelle, mais sans se soucier de leur libération comme sujets politiques et acteurs économiques. La charité produit des assistés, la solidarité produit des libérés. » Or les tenants de l’islam politique se sont toujours tenus du côté de la charité, l’une des recommandations du Coran.
Pour Tariq Ramadan, le second piège est lié aux processus de démocratisation : « Cela a fait émerger ces courants de l’islam politique comme acteurs du pouvoir, mais, comme les pays en transition libérés des dictatures vivent dans des situations d’instabilité économique, les représentants de l’islam politique au pouvoir ont voulu acquérir la reconnaissance des institutions internationales. »
Même si la presse se faisait, vendredi 29 mars, l’écho d’une révérencieuse demande de prêt au FMI formulée discrètement par le gouvernement tunisien, l’argument est moins convaincant. Les mouvements islamistes au pouvoir aujourd’hui en Égypte ou en Tunisie se sont en effet embourgeoisés et convertis au capitalisme marchand bien avant le renversement des dictatures, dès les années 1980, comme l’indique par exemple le parcours, dans les affaires, du millionnaire Khairat al-Chater, l’influent mentor du président égyptien Mohamed Morsi, les études de sociologues comme Patrick Haenni, qui ont repéré précocement l’émergence d’un « islam de marché » en forme de révolution conservatrice, ou encore le fait que le parti tunisien Ennahda se trouve aujourd’hui débordé par des petits groupes salafistes, qui recrutent dans les quartiers défavorisés, en captant les aspirations de jeunes qui ne se retrouvent plus dans le parti au pouvoir.
Existe-t-il alors des potentialités, dans l’islam politique, pour résister à l’ordre capitaliste mondial ? Pour Tariq Ramadan, « la réponse est oui, notamment au sujet de la lutte contre la spéculation ». Mais dans la difficulté de la rencontre entre la gauche altermondialiste et l’islam politique, il pointe aussi la responsabilité de la première : « Vivant en Europe, je vois des gens très progressistes sur le plan économique tenir, sur le plan culturel et l’islam, des positions rétrogrades. Dans le monde musulman, je vois des acteurs très conservateurs sur le plan des mœurs et de la morale sociale, mais très progressistes sur le plan économique. Soit on continue à se disputer, soit on parvient à construire des alliances, mêmes improbables, en insistant sur les proximités et non sur les différences. Je crois à la seconde hypothèse, mais il me semble nécessaire, pour cela, de sortir, à gauche, de la question de savoir qui est conservateur et qui ne l’est pas. Au sein du FSM et de tous les mouvements de gauche européens, il faut une révolution des mentalités. Qu’on le veuille ou non, l’islam est une référence incontournable dans toutes les sociétés musulmanes. La question est donc de savoir sur quelles bases, avec qui, et pour quel objectif on peut bâtir des partenariats. Mais il me semble aussi limité de penser que l’islam est la solution que d’affirmer que la laïcité est cette solution, parce qu’il existe des laïcités exclusives, stupides et racistes. »
Femmes et féminismes
Pendant tout son exposé, Tariq Ramadan a pris soin de limiter la thématique de la conférence, « mouvements sociaux et islam politique », aux questions économiques, sans s’aventurer sur les mœurs et la place des femmes, qui font particulièrement clivage, notamment dans le champ tunisien.
Interrogé à ce sujet, notamment sur la question du voile, après la conférence, il estime que « le Forum social mondial et toute la gauche doivent cesser de penser que la libération de la femme dans le monde musulman passe par sa façon de s’habiller. On ne peut plus être de gauche et dire : “Montrez-moi la taille de votre foulard et je vous dirais le degré de votre libération.” Ce qui m’intéresse, ce sont d’abord les politiques éducatives ou l’accès à l’emploi des femmes. Et je préférerais qu’on questionne la Turquie, la Tunisie ou l’Égypte sur ces domaines plutôt que sur le nombre de voiles visibles dans la rue. »
Raja Mrad, qui assure quel’Association tunisienne des femmes démocrates, dont elle fait partie, rassemble aussi bien des croyantes que des non-croyantes, avoue, à propos de Tariq Ramadan,« ne pas comprendre ce qu’il fait là ». Avant de se reprendre : « Le FSM est un lieu d’expression libre, où tout le monde peut venir du moment qu’il ne prône pas un discours haineux. Mais je me méfie de la stratégie des islamistes, qui consiste à occuper l’espace. » Pour elle, « en Tunisie, les droits des femmes sont franchement menacés depuis la Révolution, par des voix réactionnaires, aidées par le pouvoir en place ».
Sur le campus el-Manar, les séminaires consacrés à l’égalité hommes-femmes, aux violences que ces dernières subissent ou à leurs possibilités d’empowerment, sont légions. Mais les positions des unes et des autres sont tellement éloignées que les ateliers se juxtaposent sans que les paroles se confrontent. Dans celui intitulé « Nous féministes : comment le dire ? Pouvons nous le dire ? », Ismahane Chouder, membre de la commission internationale du FSM et co-présidente voilée du Collectif Féministes pour l’égalité, affirme lutter contre « l’idée qui lie le féminisme et la libération des femmes à la laïcité ». À la sortie, elle précise que « ce n’est pas parce qu’on dit que la référence religieuse à l’islam n’empêche pas d’être féministe, que l’on pense qu’un parti à référentiel islamique défend nécessairement les droits des femmes ».
Mais pour Raja Mrad, « il n’existe pas en Tunisie de mouvement à la fois féministe et islamiste, comme par exemple en Thaïlande. De nombreuses associations qui se définissent ainsi se sont créées depuis 2011, mais elles ont un arrière-fond réactionnaire et patriarcal. Alors qu’Ennahda est un parti divisé entre les “colombes” et les “faucons” ou entre ceux qui étaient exilés sous la dictature et ceux qui ont connu la prison, leur vision de la femme est homogène, parce que, comme les partis fascistes, Ennahda est un parti autoritaire et hiérarchique qui obéit à son chef. »
Sur le campus el-Manar, plusieurs voix préfèrent rappeler que cette division entre féministes est aussi liée à la polarisation politique marquée de la Tunisie post-révolutionnaire. Ainsi, Saïda Garrach, féministe historique, membre de l’ATFD, et avocate ayant défendu la jeune fille violée à l’automne dernier par des policiers, a rejoint les rangs du parti Nidaa Tounes, coalition hétéroclite rassemblant des démocrates, mais aussi des nostalgiques de l’ancien régime, soudés dans le combat contre Ennahda.
Toutefois, au FSM, on trouve aussi des militantes féministes tunisiennes comme Amel Ben Saïd. Non voilée, ancienne membre de la commission femmes de l’UGTT et toujours membre de la centrale syndicale opposée vigoureusement au gouvernement Ennahda, elle était à la fois du débat avec Tariq Ramadan et de l’atelier « Toutes féministes » car, explique-t-elle, « on peut être altermondialiste, féministe et musulmane. La religion est un être vivant, qui change avec le support dans lequel elle évolue, en l’occurrence la société. L’islam, que je connais bien, est une religion ouverte et extensible. La position de la femme musulmane sera donc fonction du degré d’évolution de la société et de la place qu’elle accordera à la dignité et à l’éducation de tous. »
« Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche »
Si, à gauche de l’échiquier politique, à Tunis comme à Paris, les tensions sur la place de la femme musulmane dans la société, et les moyens de son émancipation, s’inscrivent dans un champ de guerre, traversé de tranchées imprenables où la question du voile fait figure d’étendard ou d’épouvantail, c’est parce qu’elles cristallisent un affrontement épidermique et théorique sur la laïcité.
Dans un livre récemment paru aux éditions La Découverte, Pierre Tevanian, professeur de philosophie, va même plus loin, en posant la question de savoir« comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche ».
Le créateur du site Les mots sont importants s’intéresse, dans l’espace français, à la « manière dont à gauche (…) le rejet des femmes voilées – et plus largement des musulmans – s’adosse à un registre argumentatif spécifique qui n’est ni celui de la laïcité en tant que telle, ni celui du féminisme, mais celui du combat antireligieux », notamment en répétant, jusqu’à la nausée, la célèbre formule de Marx sur la religion « opium du peuple ».
L’ouvrage revient notamment sur la cas Ilham Moussaïd, candidate du NPA aux élections régionales de 2010 qui, dit-il, « fut livrée à la vindicte publique au seul motif qu’elle était musulmane et qu’elle couvrait ses cheveux d’un foulard », et finit par démissionner. Pierre Tevanian rappelle les nombreux épisodes où le NPA eut à subir quelques leçons de marxisme, en particulier de la part d’Aurélie Filippetti, alors députée PS, qui déclara sur Canal + :« C’est juste n’importe quoi ce que fait le NPA, ils sont dans une dérive idéologique totale. Peut-être qu’ils devraient relire Marx. »
Permettre de relire Marx, et notamment le passage incriminé, est le grand mérite de cet ouvrage, parce que cette lecture ne permet pas de conclure que, pour le marxisme, la religion serait l’ennemi. Dans sa Contribution à la critique de la Philosophie du droit de Hegel, Marx écrit en effet : « Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’à l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà perdu. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme : l’État, la société (…) La détresse religieuse est pour une part l’expression de la détresse réelle, et pour une autre part la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est donc l’exigence de son bonheur réel : exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. »
En prenant appui sur d’autres penseurs marxistes, Pierre Tevanian montre que les textes qui inspirent la gauche comportent moins une condamnation en soi de la religion, que le constat que les hommes ont besoin, lorsque le monde réel implique l’oppression et l’inégalité, de se projeter dans un « au-delà » où « les derniers seront les premiers ».
Historiquement, la religion a certes souvent été un instrument de domination, selon la célèbre formule de Napoléon Bonaparte expliquant ne pas voir dans la religion « le mystère de l’Incarnation, mais le mystère de l’Ordre social. La religion rattache au ciel une idée d’égalité qui empêche le riche d’être massacré par le pauvre ».
Mais l’espérance religieuse, juge Pierre Tevanian, n’est pas« nécessairement l’attente passive d’une justice qui viendra d’elle-même dans l’au-delà. Elle peut aussi devenir la matrice d’un combat actif pour la justice ici-bas. Elle peut l’être d’autant plus qu’elle affranchit le croyant des peurs et inhibitions terrestres – la peur de la mort en premier lieu – mais aussi de toutes les autres sanctions étatiques, sociales ou psychologiques auxquelles s’expose une révolte contre l’injustice ». Une phrase qui résonne après les révoltes arabes, lors desquelles, si les organisations islamiques n’étaient pas, au départ, présentes, les jeunes croyants l’étaient en masse, et puisaient dans leur foi la force de renverser les dictatures.
En affirmant que « la crispation antireligieuse dans laquelle se sont enferrés le NPA, et au-delà, une bonne partie des appareils et du peuple de gauche, repose, quand elle s’autorise de Marx, sur le plus grossier des révisionnismes historiques », comme en refusant l’homothétie entre soumission à Dieu et soumission à l’ordre patriarcal, Pierre Tevanian juge qu’une « révolution conservatrice » s’est opérée « dans la laïcité et dans le féminisme », mais aussi « dans la marxologie ».
Sans aller jusqu’à dire que ce serait la gauche, ayant renoncé à améliorer le sort réel des opprimés, qui afficherait le plus ostensiblement sa haine de la religion, Pierre Tevanian juge qu’il en va « en somme pour l’irréligieux comme pour les laïcs ou les féministes : il doit s’élever contre l’instrumentalisation de “ sa chose ” ».
Un livre à lire si la gauche altermondialiste réunie cette semaine au FSM de Tunis ne veut pas que la question de la religion en général, et de l’islam en particulier, n’ait, dixit Isabelle Sommier, « les mêmes effet qu’au NPA… »
http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/290313/altermondialisme-et…