Epilogue (après deux procès) de l’affaire Ben Barka…
Le 5 juin 1967, l’affaire Ben Barka, qui avait passionné l’opinion française pendant 18 mois, trouvait, après deux procès, son épilogue judiciaire devant les Assises de la Seine. Un épilogue surprenant, puisque la plupart des accusés étaient acquittés, mais qui, pourtant, passa presque inaperçu. Car le jour même du verdict devait éclater le conflit entre Israël et les pays arabes, qui mobilisa ailleurs les passions politiques.
L’enlèvement
L’affaire Ben Barka avait commencé le 29 octobre 1965, près du restaurant Lipp. Secrétaire général de l’UNFP (Union nationale des forces populaires), ancien président de l’Assemblée, au Maroc, passé à l’opposition, condamné à mort par contumace dans son pays, Mehdi Ben Barka était une des chevilles ouvrières dans la lutte menée par le tiers monde contre l’im· périalisme. Il s’apprêtait à collaborer au scénario d’un film intitulé Basta et qui avait cette lutte pour thème. best alors que, près du restaurant de SaintGermain-des.Prés où il devait déjeuner avec des amis pour parler du film, il fut interpellé par deux hommes, qui, présentant une carte de policiers, le prièrent de monter à bord d’une voiture, on ne devait plus jamais le revoir.
L’enquête sur ce rapt mystérieux ne eommença qu’avec retard. L’ami qui accompagnait Ben Barka, un historien, Azzemouri, attendit un jour avant d’alerter un quotidien – le Monde et, à travers lui, les services de police. De rebondissement en rebondissement, l’affaire n’allait pas tarder à prendre les dimensions d’un scandale qui compromettrait gravement les relations franco·marocaines, en même temps qu’elle fournirait à l’opposition de gauche le prétexte d’une offensive contre le régime gaulliste.
On s’aperçut assez vite que des truands étaient mêlés à l’affaire. Puis qu’un des personnages qui avait assisté à l’enlèvement était un .honor able correspondant du SDECE (Ser vice de documentation extérieure et de contre.espionnage), Antoine Lopez, qui occupait officiellement les fonctions d’agent d’Air France à Orly. Ensuite, on découvrit que les deux policiers qui avaient interpellé Ben Barka n’étaient pas de faux polieiers, mais dé vrais policiers – Souchon et Voitot — du quai des Orfèvres.
Un climat lourd
Enfin et surtout, il était apparu à la police (et l’accusation fut reprise par le général de Gaulle lui·même) que l’instigateur principal était le gênéral Oufkir, ministre de l’Intérieur du roi du Maroc, qui, pour régler le sort de Ben Barka, à qui il vouait une haine farouche, était venu spécialement à Paris en même temps que son principal adjoint, le commandant Dlimi, chef de la Sûreté marocaine, et qu’un certain Chtouki.
En outre, pour alourdir le climat, tandis que se déroulait l’enquête, un des truands mêlés à l’affaire, Georges Fi « on avait fait des révélations à la pr~ssd ct avait été trouvé mort d’une balle dans la tête dans un studio du XVII’ arrondissement, où il se cachait. II fut conclu au suicide – une conclusion que beaucoup trouvèrent scandaleuse, car ils pensèrent qu’on avait voulu réduire au silence un homme qui en savait long et qui était en relations avec un parlementaire llNR, M » Lemarchand, et le commissaire Caille.
Le premier procès
Tels étaient, grosslerement (très grossièrement) résumés, les faits dont allaient avoir à connaître les jurés de la cour d’assises de la Seine lorsque, le 5 septembre 1966, s’ouvrit ce qui devait être le premier procès Ben Barka et qui allait durer près d’un mois et demi. Six accusés étaient présents. L’un était en liberté provisoire : Marcel Leroy, dit Lerov-Finvllle. ancien chef d’études au SDECE, qui utilisait Lopez, et à qui il était reproché d’avoir été mis au courant de l’enlèvement qui se tramait et de n’avoir pas alerté ses supérieurs hiérarchiques. Les cinq autres accusés étaient incarcérés et se trouvaient dans le box. C’étaient d’abord les policiers Souchon et Voitot, Lopez, un étudiant marocain du nom de El Mahi, qui avait notamment remis une importante somme d’argent aux truands qui avaient participé au rapt, et enfin le journaliste Philippe Bernier. Ce dernier était un des convives avec lesquels Ben Barka devait déjeuner chez Lipp le jour de sa disparition.
Divers points l’avaient fait soupçonner d’avoir attiré Ben Barka dans un traquenard et d’avoir été un des complices de l’enlèvement – ce dont il protesta toujours avec une véhémence d’autant plus grande qu’il était un ami personnel. et un ami politiquè du leader de l’UNFP, et qu’il se voyait de ce fait reprocher non seulement un crime, mais la plus lâche des trahisons
Aux éclats de voix indignés de Bernier, qui criait son innocence, devaient s’ajouter, au fil des audiences, les réparties pittoresques de Lopez, qui avait choisi de jouer le rôle du titi bon enfant.Pour le reste, il yeu! peu de pittoresque, mais un dossier volumineux, complexe, sur lequel se greffaient sans fin des interrogatoires, des contre- interrogatoires, des défilés de témoins …
Le coup de théâtre
On vit se succéder à la barre les plus hautes personnalités de la police, du préfet de police au chef de la Sûreté; on ouït les directeurs du SDECE; on entendit les réponses apportées par Georges Pompidou et Roger Frey à un questionnaire de la partie civile; on écouta les journalistes qui avaient recueilli les confidences du truand Figon avant-sa mort.
Le réquisitoire avait été prononcé, la plupart des plaidoiries aussi, et le président Perez comme les jurés pouvaient penser être arrivés au bout de leurs peines, quand, le 19 octobre, au seuil de la 37′ journée d’audience, se produisit un coup de théâtre.
Venant de Rabat, le commandant Dlimi arrivait à Paris pour se’« mettre à la disposition de la justice française », alors que le Maroc, jusque-là, avait opposé une fin de non-recevoir aux demandes de la même justice française. La conséquence la plus immédiate était qu’un nouveau procès reprenant -toute la procédure depuis le début – était rendu inévitable. Ainsi le veut la loi lorsqu’un nouvel accusé se présente avant la clôture des débats.
La Cour eut cependant pitié de deux des accusés ; elle accorda le bénéfice de la liberté provisoire à Bernier et au policier Voitot, qui n’était que le subordonné du policier Souchon.
Le second procès
Après une nouvelle instruction, le second procès s’ouvrit à Paris devant les mêmes juges, mais avec de nouveaux jurés, le 17 avril 1967. Les rédites qu’il contiendrait fatalement devaient contribuer à atténuer l’intérêt que lui porterait l’opinion publique.
De plus, les débats ne pouvaient que perdre de leur virulence du fait de l’absence de la partie civile. En effet, une coïncidence effrayante avait voulu que trois des principaux avocats qui assumaient la partie civile étaient morts – tous trois terrassés par une crise cardiaque ou une congestion cérébrale – en l’espace de dix semaines. M· Pierre Stibbe s’était effondré en février, à Amiens, tandis qu’il défendait l’Algérien Mehyaoui, accusé du quadruple crime d’Origny-Sainte-Benoîte. Vingt- quatre heures après, le bâtonnier René-William Thorp s’écroulait en pleine audience de la deuxième chambre civile du tribunal de la Seine. En mars, ce fut au tour de Me Michel Bruguier de disparaître brutalement.
Les deux avocats survivants, mécontents qu’on refusât une remise du procès indispensable, à leur sentiment, pour permettre à la partie civile de se réorganiser, décidèrent de renoncer à leur tâche et de quitter la barre.
Ce fut naturellement sur Dlimi, le nouveau venu, que se concentra la curiosité. Quel allait être son système de défense? Il fut simple. Le chef de la Sûreté de Rabat affirma qu’il était totalement étranger à la disparition de Ben Barka. On l’entendit même dire ; «Si je suis ici, c’est pour retrouver Ben Barka.» Il fournit, en outre, un emploi du temps détaillé des heures passées à Paris au moment du rapt appuyé par des témoignages contestés.
Tout cela n’arrangeait guère Lopez
Si les jurés admettaient le point de vue de Dlimi, il ne restait plus que lui, Lopez, pour porter la principale responsabilité de l’enlèvement. N’avait-il pas reconnu, en effet, sa participation à l’interpellation du boulevard SaintGermain?
Au cours des plaidoiries, les avocats de tous lès accusés demandèrent l’acquittement. Ils furent largement suivis. Ahmed Dlimi, El Mahi, Voitot, Marcel Leroy-Finville et Philippe Bernier obtinrent effectivement cet acquittement. Lopez et Souchon furent condamnés l’un à huit ans, l’autre à six ans de réclusion criminelle. Pour ces deux-là, les jurés n’avaient retenu qu’un seul chef d’accusation, l’arrestation illégale, qui ressortait d’ailleurs de leurs aveux.
«N’avouez jamais!» Plus que jamais, il est apparu que le conseil avait du bon. Mais, en même temps, ce résultat laissait pendante la question qui était à la base de toute l’affaire ; «Qu’est donc devenu Ben Barka? Qu’ont fait de lui ceux à qui il a été remis dans une villa de la région’ parisienne- et qui – bien que cela ne fut pas dit explicitement dans le procès – l’ont probablement assassiné? »
dossier (sans compter la fatigue d’un mois et demi d’audiences) avaient contribué à dérouter les jurés (et entraîné leur verdict), les magistrats professionnels, pour leur part, n’étaient pas dupes. Ils le prouvèrent à leur façon. Ils étaient seuls à délibérer pour fixer le sort des accusés jugés par contumace. Ils condamnèrent sans hésitation. à la peine maximale c’est-à- dire à la réclusion criminelle à perpétuité -le général Oufkir, le mystérieux policier Ch touki, et les truands, en fuite, Boucheseiche, Palisse, Dubail et Le Ny … ‘
Au Maroc, « on ne s’embarrassa pas trop de cet arrêt des juges qui contredisait le verdict des jurés. On ne retint que l’acquittement de Dlimi (promu lieutenant-colonel entre-temps). Son retour fut salué triomphalement. Les relations franco-marocaines étaient sauvées …