Ce dossier revient sur la thématique de l’eau dans les pays du Moyen-Orient. il s’agit d’une question primordiale au niveau de cette région qui vit sur la menace des conflits régionales, notamment avec la présence d’une multiculturalité flagrante ainsi qu’un nombre sans limite des idéologies et intérêts économiques et politiques divers.
la question de l’eau fait partie des points importants pourrant attiser les conflits entre les Etats de cette région dans l’avenir proche, à cause du caractère desertique (séchresse), et des fleuves à exploitation collective. delà relève l’intérêt de débattre cette problématique.
les questions traités par ce dossier sont les suivantes:
- Proche-Orient : L’eau de la discorde
- Tensions et affrontements
- L’eau en Mésopotamie,à l’origine de la civilisation
- L’eau dans les sociétés antiques de l’Euphrate
- Le génie de l’eau dans la civilisation arabe
- Le Déluge
- Les Arabes des marais
- Sans le Barada, Damas n’aurait jamais été…
Editeur E-Joussour,
- Tensions et affrontements
Nouveaux besoins, nouvelles exigences
Au cours du dernier demi-siècle écoulé, la population du Croissant fertile a quadruplé. Dans les sept entités territoriales que l’on peut rattacher au Croissant fertile (Turquie orientale, Israël, Jordanie, Irak, Syrie, Liban, Territoires occupés), on dénombre actuellement près de 100 millions d’habitants. C’est le résultat d’une croissance naturelle exceptionnelle qui a, pendant de nombreuses années, dépassé les 3 % annuels. Il faut aussi compter, dans certains cas, avec des flux migratoires importants : tel est le cas d’Israël dont la population a été multipliée par 6 entre 1950 et 2000. Depuis une dizaine d’années, le recul de la fécondité est spectaculaire et la croissance naturelle diminue d’autant. Toutefois, en raison de la jeunesse de la population, la croissance des effectifs va se poursuivre même si son rythme est considérablement ralenti. On peut s’attendre à une augmentation d’environ 75 % d’ici 2025 soit un total de quelque 175 millions d’habitants ! La demande en eau s’est accrue dans des proportions voisines. Nourrir des hommes sans cesse plus nombreux a nécessité une extension considérable des superficies irriguées dans cette région où domine l’aridité. L’agriculture absorbe désormais, selon les pays, entre 65 et 90 % de l’eau prélevée.
La ressource, en revanche, est restée identique. L’eau est devenue rare. Dans cette région qui comprend de vastes déserts (Mésopotamie, Néguev) et de larges étendues steppiques faiblement arrosées, la pénurie s’est installée. Toutefois, le fait majeur est l’inégalité de la répartition de l’eau. Des zones bien pourvues voisinent avec des étendues arides ou semi-arides. La Turquie orientale, montagneuse et abondamment arrosée grâce aux dépressions hivernales, est un véritable château d’eau où prennent naissance le Tigre et l’Euphrate. Les régions levantines (Liban, Anti-Liban et montagne alaouite) jouent un rôle analogue encore que de plus faible ampleur. Bref, si une pénurie régionale semble se dessiner, l’inégalité de la répartition est le fait essentiel, à l’origine des innombrables conflits et tensions qui constituent la trame des relations interétatiques. Si on considère les seules ressources annuelles internes des États, on peut opposer les pays dont les ressources sont très faibles (150 m3 par habitant et par an pour Israël et la Jordanie, 250 pour les Territoires occupés, 500 pour la Syrie) aux pays beaucoup mieux pourvus (1200 pour le Liban, 1600 pour l’Irak et plus de 3000 pour la Turquie). On considère généralement qu’un pays dont la ressource par habitant et par an est inférieure à 1000 m3 connaît des difficultés de mobilisation des eaux et qu’en dessous de 500, il est en état de « stress hydrique ».
Les données physiques rendent donc les pays les plus démunis dépendants de pays beaucoup plus favorisés. À l’exception du Liban et de la Turquie, aucune entité territoriale ne dispose d’« autonomie hydraulique ». Les tracés frontaliers, en balkanisant la région, ont multiplié ces situations de dépendance. Les bassins hydrographiques 1, même les plus restreints, sont partagés entre de nombreux États riverains : cinq pour le Tigre et l’Euphrate (Turquie, Syrie, Irak, Iran, Arabie Saoudite), autant pour le Jourdain (Liban, Syrie, Jordanie, Israël, Territoires palestiniens), un fleuve de 360 km ! Les conflits pour le partage d’une eau qui devient d’année en année plus rare se multiplient. En ce domaine, le droit international est pratiquement inexistant ; il est en cours d’élaboration au sein de l’ONU. Ainsi, le fait accompli, le droit du plus fort l’emportent sur l’esprit de négociation. Les affrontements s’exacerbent dans lesquels se mêlent à la fois la revendication des « droits acquis » et l’exigence du partage de nouvelles ressources à mettre en œuvre.
Le Tigre et l’Euphrate ou les eaux de la discorde
L’exploitation des eaux de l’Euphrate oppose trois des pays riverains du bassin hydrographique : Turquie, Syrie et Irak. Les aménagements entrepris par chacun d’entre eux sont spectaculaires et les rivalités pour le partage des eaux de plus en plus vives depuis vingt-cinq ans. Les deux fleuves (dont le débit cumulé de 74 km3/an est voisin de celui du Nil) prennent naissance dans les hautes montagnes enneigées d’Anatolie orientale. L’Euphrate (2700 km) parcourt ensuite sur 700 km la Djézireh steppique syrienne avant de pénétrer en Irak et d’entrer dans la plaine mésopotamienne. Le Tigre, après son tracé turc, est simplement frontalier avec la Syrie sur une quarantaine de kilomètres. Il s’écoule ensuite en Irak où il reçoit en rive gauche de nombreux et abondants affluents descendus du Zagros. En basse Mésopotamie, les eaux mêlées des deux fleuves constituent le Chatt al-‘Arab qui se jette dans le Golfe arabo-persique.
Pendant des siècles, seule la Mésopotamie a fait l’objet d’aménagements hydrauliques. Ceux-ci ont connu toute leur ampleur sous l’empire abbasside ; ils ont été négligés sinon abandonnés par la suite. Au cours du xxe siècle, les travaux ont repris sur une tout autre échelle. L’équipement actuel repose en premier lieu sur des barrages de dérivation qui orientent les eaux vers des canaux d’irrigation. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le dispositif se complète afin de protéger la plaine des inondations lors des violentes crues qui caractérisent le régime des deux fleuves : aménagement des deux dépressions d’Abu Dibis et du Tharthar. Plus tard, des barrages de retenue en Djézireh et surtout le long des affluents du Tigre permettent de pallier l’irrégularité interannuelle des écoulements. Deux dispositifs plus récents couronnent cette vaste entreprise et achèvent la maîtrise des eaux. Le canal Tharthar-Euphrate permet l’écoulement mieux alimenté et plus sûr des eaux du Tigre vers l’Euphrate, dont le débit est perturbé par les aménagements syrien et turc. En 1992, le grand canal de drainage qui s’étire sur 565 km, de Bagdad au Golfe, est achevé. Ce « troisième fleuve » permet de lutter efficacement contre la salinisation des terres 2, le fléau de la mise en valeur irakienne. Il autorise également de gagner de nouvelles terres de culture avec l’assèchement des marais de basse Mésopotamie. Il a été aussi, pour Saddam Hussein, une arme redoutable pour lutter contre ses opposants chiites.
Les aménagements irakiens sont bien achevés, mais l’Irak n’est plus seul maître de ses eaux : les deux pays riverains ont entrepris de spectaculaires travaux d’équipement qui désormais menacent l’alimentation du Tigre et de l’Euphrate.
La Syrie met en eau en 1976 le barrage de Tabqa (12 km3) auquel est associé le projet d’irriguer 700 000 ha, ce qui est loin d’être réalisé. Le remplissage de la retenue a diminué un temps le débit de l’Euphrate et envenimé les rapports, déjà houleux, entre la Syrie et l’Irak. Le projet turc du GAP (Güneydogu Anadolu Projesi) est d’une tout autre ampleur et constitue une sérieuse menace pour le maintien du débit du Tigre et de l’Euphrate. Cette opération hydraulique vise à construire en Anatolie orientale 22 barrages stockant une centaine de km3, pour la production d’hydro-électricité et la mise sous irrigation de 1 700 000 ha. Le projet est aussi une sorte de réponse économique à la question kurde. La pièce essentielle du dispositif, le barrage Atatürk (48 km3), est mis en eau depuis 1992 et la mise sous irrigation (à l’inverse de ce qui se passe en Syrie) progresse. Bref, on estime que l’irrigation va soustraire 22 km3 annuels au débit des deux fleuves. À terme, la diminution des débits du Tigre et de l’Euphrate pourrait atteindre 34 % selon certaines estimations. Par ailleurs, il est à craindre que les eaux usées s’écouleront en aval, aggravant considérablement la pollution des eaux.
Cette situation a considérablement détérioré des rapports interétatiques déjà fort complexes. Les crises ont succédé aux crises. Aucune entente n’a été possible entre les trois pays riverains pour coordonner leurs actions respectives et assurer un partage équitable des eaux. Le seul arrangement consenti par la Turquie porte sur l’Euphrate. Un accord bilatéral avec la Syrie garantit un écoulement annuel de 15 km3 à la frontière (500 m3/seconde) alors que le débit naturel est de 30 km3. Un accord postérieur irako-syrien de 1990 prévoit une répartition proportionnelle de ces 15 km3 (42 % pour la Syrie, 58 % pour l’Irak). La Turquie estime ainsi respecter les droits acquis antérieurement. Elle refuse de porter ce quota à 700 m3/seconde, ce que réclament les pays arabes. Elle refuse également toute négociation globale, ce qui signifie qu’elle entend mener à son gré la mobilisation des eaux de son territoire. Celles-ci lui appartiennent comme le pétrole appartient aux pays arabes. Plus que jamais elle reste « maître des eaux » et entend bien en disposer en fonction de ses seuls intérêts régionaux. Il est donc indéniable que les désaccords sont profonds sur les bords du Tigre et de l’Euphrate. Toutefois, la situation n’est pas à la grave pénurie, ce qui n’est pas le cas du bassin du Jourdain.
Inégal partage sur les rives du Jourdain
C’est dans la région levantine et notamment sur le territoire de l’ancienne Palestine (aujourd’hui partagée entre Israël et les Territoires occupés) et en Jordanie que la question de l’eau se pose en termes particulièrement préoccupants. Ces trois entités territoriales se situent très en dessous du « stress hydrique » et le partage de la ressource est, en outre, particulièrement inéquitable. Les disponibilités sont constituées par le Jourdain et ses affluents (débit théorique de 1,4 km3/an) auxquels il convient d’ajouter les nappes souterraines (celle de Cisjordanie : 600 millions de m3/an et la nappe littorale : 300 millions de m3/an). Nous sommes là très loin des débits cumulés du Tigre et de l’Euphrate.
Le partage des eaux a, tout au long du dernier siècle, fait l’objet d’affrontements. Dès la promesse de création d’un Foyer national juif par les Britanniques, l’organisation sioniste mondiale a fait connaître ses souhaits. En 1920, son président Chaim Weizman, dans une lettre célèbre adressée à Lloyd George, souhaite que les frontières du futur foyer national soient déterminées à partir de considérations hydrauliques et englobent la totalité du bassin du Jourdain. Les demandes ne sont pas acceptées par la Conférence de Paris mais la revendication demeure. Les frontières internationalement reconnues (1948) d’Israël placent le nouvel État dans une situation de très grande dépendance pour son alimentation en eau. Dans un premier temps, de très nombreux plans sont élaborés sous tutelle américaine ou onusienne pour faire accepter un partage des ressources hydrauliques entre Israël et ses voisins arabes (Liban, Syrie, Jordanie). C’est un échec. En 1955, le plan Johnston est accepté par les techniciens israéliens et arabes mais rejeté par les responsables politiques. Il servira longtemps de référence implicite. Dès lors, s’ouvre une véritable guerre de l’eau. Les Israéliens construisent (1964) le National Water Carrier qui, en transportant 1,2 km3 d’eau par an depuis le lac de Tibériade, réalise une sorte d’interconnexion de l’eau à travers tout le pays jusqu’au désert du Néguev. Les Arabes de leur côté essayent sans succès de détourner les eaux du haut Jourdain à travers le plateau du Golan vers le Yarmouk ou, au Sud-Liban, vers le Litani. Le dernier épisode est la conséquence de la défaite arabe de 1967. En occupant de nouveaux territoires, Israël contrôle non seulement les sources du Jourdain mais les nappes souterraines du littoral et de Cisjordanie, soit la totalité de la ressource.
La situation actuelle
En Israël, la consommation annuelle moyenne est de l’ordre de 2 km3. La ressource disponible n’est que de 1,8 km3, il y a donc surexploitation de la nappe littorale. Elle consiste en ressources renouvelables pour 80 % (eaux de surface et nappes souterraines), et non conventionnelles pour 20 % (eaux retraitées et utilisation des eaux saumâtres). Au plan géopolitique, les deux tiers des ressources proviennent de l’extérieur des frontières de 1948. La consommation par tête est de l’ordre de 350 m3 par an et par habitant.
Dans les Territoires occupés, la situation est critique voire dramatique dans certains cas. Toute la ressource en eau, notamment celle de la nappe de Cisjordanie, est contrôlée – au mépris des conventions internationales – par la compagnie nationale israélienne Mekorot. La consommation palestinienne est limitée de façon draconienne (coût prohibitif de l’eau, interdiction de creuser des puits, cultures irriguées limitées, etc.) La consommation annuelle dans les Territoires est d’environ 200 millions de m3 soit 70 m3 par habitant. Entre Israël et les Territoires occupés, le rapport de population est de 1 à 2, celui de la consommation d’eau de 1 à 10. 80 % de l’eau de Cisjordanie alimente Israël tandis que la nappe littorale de Gaza, surexploitée, polluée, devient impropre à la consommation humaine. Lors des discussions dans le cadre du défunt processus d’Oslo, les Palestiniens réclamaient la disposition de 80 % des ressources en eau de Cisjordanie alors qu’ils n’en disposaient que de 20 %. La question était si délicate qu’elle avait été renvoyée au règlement définitif. Dans le cadre des discussions intérimaires, les Palestiniens n’ont obtenu qu’une très légère amélioration de leur dotation.
En Jordanie, la pénurie est installée depuis longtemps. La consommation par habitant n’est que de 250 m3/an (consommation totale de 1,1 km3/an). L’eau du Royaume provient pour partie des eaux de surface du Jourdain et du Yarmouk (360 millions de m3), des nappes renouvelables pour 310 millions de m3 mais avec une surexploitation de l’ordre de 180 % et enfin de nappes fossiles profondes non renouvelables pour 210 millions de m3. On mesure là à quel point la situation est préoccupante. Le traité de paix avec Israël de 1994 comporte des clauses concernant l’eau. L’accord prévoit des échanges intersaisonniers entre les deux pays et reconnaît les droits du Royaume hachémite sur les eaux du Jourdain actuellement entièrement exploitées par l’État hébreu. Il garantit en outre 50 millions de m3/an sur les eaux souterraines près de la confluence entre le Jourdain et le Yarmouk. C’est donc relativement peu de choses, d’autant plus que l’accord n’est pas entièrement respecté.
Dans ce sombre tableau, le Liban peut apparaître comme privilégié avec une ressource dépassant 1200 m3 par an et par habitant. Le pays dispose d’importantes réserves encore inexploitées et fait figure de mini-château d’eau. Beaucoup de stratégies s’échafaudent à partir de ce constat, notamment autour du Litani. Toutefois, le Liban a des projets d’extension d’irrigation qui conduiraient à une augmentation substantielle de sa consommation d’eau.
Ainsi, dans cette région où se conjuguent pénurie et inégalité, l’avenir est extrêmement inquiétant. Actuellement, la ressource est partout surexploitée, ce qui entraîne de sérieux problèmes écologiques. Le stock de la nappe littorale est désormais exploité. Elle ne se reconstitue plus et son niveau s’abaisse, facilitant une pénétration par l’eau de mer (le « biseau salé »). Elle n’offre plus qu’une eau plus ou moins saumâtre impropre à la consommation humaine. Le Jourdain est littéralement saigné : en arrivant en mer Morte, il n’est plus qu’un infime ruisseau. Ses faibles apports ne compensent plus l’évaporation et le niveau de la mer Morte baisse d’un mètre par an, ses rivages reculent, elle risque bientôt d’être scindée et de connaître un sort sans doute comparable à celui de la mer d’Aral. Or, dans les trente ans à venir, la population augmentera inexorablement. La population de la Jordanie, d’Israël et des Territoires occupés représente actuellement 15 millions d’habitants ; ils seront plus de 25 millions en 2025. Il faut s’attendre à une impressionnante augmentation des besoins. Un rapport de la Banque mondiale estime que vers 2040, la demande pourrait s’élever à 7 km3.
Où trouver l’eau nécessaire ? •
Georges Mutin
Professeur émérite, Institut d’études politiques de Lyon
L’eau en Mésopotamie, à l’origine de la civilisation
La Mésopotamie des archéologues englobe toutes les régions traversées par le Tigre et par l’Euphrate en aval des montagnes anatoliennes. C’est un large ruban nord-ouest/sud-est (200-250 km sur 1200 km environ) qui s’étend de la Syrie du nord jusqu’au golfe Persique entre les montagnes du Taurus et du Zagros et le désert syro-arabique.
Comprise entre les 37e et 30e parallèles, la région présente des conditions naturelles très diverses, où les possibilités d’accès à l’eau sont déterminantes. Les pluies diminuent à mesure que l’on s’éloigne des montagnes, en sorte que, partant des piémonts, une steppe humide fait progressivement place à une steppe sèche puis au désert. La limite de l’agriculture sèche est traditionnellement associée à l’isohyète 1 des 200-250 mm, mais les risques augmentent à mesure que l’on s’approche de ces valeurs moyennes. Près de la moitié de la Mésopotamie se trouve en deçà de cette limite, et l’occupation humaine est alors conditionnée par un apport en eau artificiel. L’irrigation n’est guère praticable au nord, car les fleuves ont profondément entamé le plateau sédimentaire, la Djézireh. Elle l’est en revanche dans la plaine alluviale, où le Tigre et l’Euphrate, faute de pente, tendent au contraire à déposer le sédiment qu’ils transportent et à exhausser leur lit.
Alors que cette plaine alluviale pouvait paraître bien moins propice au développement des sociétés humaines que les zones mieux arrosées qui l’entouraient, c’est là, pourtant, que se trouve le berceau de la civilisation mésopotamienne. Dès le VIIe millénaire avant notre ère, les communautés villageoises qui habitaient la région ont commencé à s’élargir. D’abord simples et presque banales, elles se sont progressivement hiérarchisées pour finalement donner naissance, dès le IVe millénaire, à des communautés urbanisées et quasi étatiques. Une telle trajectoire est très rare, puisque l’on ne connaît que cinq autres foyers d’évolution primaire de par le monde : Égypte, Indus, Chine, Amérique centrale et Pérou. Elle a donc très tôt attiré l’attention des chercheurs, et donné lieu à bien des interprétations.
Du village à la ville : les préalables
Tout semble en fait tourner autour d’un problème démographique, en ce sens que le degré de hiérarchie dépend de l’ampleur du corps social. Si l’on admet cette notion qui relève en quelque sorte de la physique élémentaire, il en découle que des communautés de quelque importance ne peuvent se constituer que sur une base stable et sûre. Cela conduit à penser qu’une dynamique évolutive ne peut se mettre en route, du moins spontanément, que dans des communautés sédentaires qui maîtrisent parfaitement leurs moyens de production (agriculture et élevage) et qui ont su établir les infrastructures sociales appropriées en matière de parenté, d’alliance et d’idéologie.
Cependant, ce n’est là qu’une condition préalable, dans la mesure où des communautés villageoises apparaissent très tôt sur l’ensemble de la Planète, alors que les foyers évolutifs restent l’exception. Par ailleurs, le changement peut très bien avoir lieu tout à fait en marge des zones de néolithisation. Au Proche-Orient, par exemple, le foyer de civilisation se trouve dans la plaine alluviale du Tigre et de l’Euphrate, alors que l’apprentissage de la sédentarité, de l’agriculture et de l’élevage a eu lieu au Levant, en Anatolie, sur les piémonts du Taurus et probablement du Zagros. Il faut également qu’il y ait essor démographique, pour la simple raison que complexité et hiérarchie sociales ne peuvent voir le jour qu’au sein d’une population étendue. Mais là encore, l’essor démographique, si souvent mis en avant pour expliquer le changement, est loin d’être déterminant. D’une part, ce n’est que la conséquence du mode de production, dans la mesure où l’agriculture favorise la natalité : faute de moyens techniques et de bonnes conditions sanitaires, les gens cherchent à avoir autant d’enfants qu’il est possible, parce qu’ils attendent de leur progéniture une aide quotidienne, en même temps qu’une prise en charge à venir. D’autre part, la banalité de ce type de réaction, et donc de l’essor démographique, s’oppose elle aussi à la rareté avérée des foyers évolutifs. Il y a donc autre chose.
L’irrigation, mère de l’État
En fait, la plupart des communautés villageoises gèrent leur essor démographique en essaimant (c’est la raison pour laquelle on les dit « segmentaires »), c’est-à-dire qu’elles laissent partir les lignées qui préfèrent aller fonder un nouveau village un peu plus loin plutôt que rester sur place. Cette solution, qui permet de résoudre tout une série de conflits potentiels, fait que les groupes humains n’ont aucune raison de modifier leur pratique et peuvent se reproduire presque indéfiniment dans leurs normes. Le changement ne peut intervenir que dans des sociétés qui, par exception, refusent la scission, et il leur faut pour cela des motivations très puissantes, forcément liées aux impératifs de leur mode de production.
Or, dans la plaine alluviale, précisément, l’irrigation est vitale, et demande une coopération bien plus accentuée que l’agriculture sèche. Il ne s’agit pas seulement d’apporter l’eau aux champs lorsqu’elle manque, en creusant des canaux qu’il faut sans cesse entretenir, mais aussi de la contenir par des digues et de la détourner par des canaux de dérivation lorsqu’elle est en excès : en Mésopotamie, les crues arrivent trop tôt et sont dévastatrices. L’investissement est à la fois collectif, durable et cumulatif, en sorte qu’il est impossible de repartir à zéro. Si l’on veut bénéficier des avantages acquis, il faut faire partie du groupe, et il y a là de quoi dissuader les velléités de scission. Dès lors, les communautés sont condamnées à s’organiser dans les domaines politique, social et idéologique pour gérer un corps social de plus en plus vaste. La dynamique évolutive repose donc fondamentalement sur des pratiques agricoles dont la difficulté inaccoutumée force les gens à collaborer durablement. Ces pratiques se réfèrent moins à l’irrigation en soi – le terme recouvre trop de façons de faire différentes –, qu’aux difficultés propres à certaines conditions de son exercice, et il n’est d’ailleurs pas exclu que d’autres pratiques de difficulté équivalente puissent avoir les mêmes effets.
Le Déluge babylonien
Si l’eau est partout vitale, elle l’est plus particulièrement lorsque l’homme doit lui-même prendre en main son approvisionnement et s’organiser en fonction de cette nécessité première. Sans doute est-ce pour cette raison que l’eau tient une grande place dans la pensée mésopotamienne. Elle a en particulier un rôle de premier plan dans l’épopée d’Atrahasis (le « Supersage »), le récit du Déluge babylonien dont s’inspirera de très près, par la suite, la Genèse. Pour se débarrasser de toutes leurs tâches quotidiennes, les dieux ont eu l’idée de créer la race humaine. Mais les hommes se reproduisent trop vite et font trop de bruit, au point de gêner les dieux. Ceux-ci décident donc de s’en débarrasser, en leur envoyant différents maux, dont le Déluge. Mais le plus astucieux d’entre eux, Enki (en sumérien) ou Ea (en akkadien) se rend bien compte que cette solution radicale ne manquera pas de poser des problèmes. Il prévient par conséquent le plus juste des hommes (Ziusudra en sumérien, Utanapishtim en akkadien), lui ordonne de construire un bateau et d’y faire embarquer ses proches et un couple de toutes les espèces animales. Le Déluge a lieu, détruit tout et emporte la nef. Au septième jour, la décrue a commencé et les rescapés découvrent, par l’envoi d’une colombe, des terres exondées sur lesquelles ils accostent. Comprenant leur erreur, les dieux concluent un nouvel accord avec les hommes qui vont dès lors repeupler la Terre.
On prétend en général que ce récit s’inspire des crues dévastatrices du Tigre et de l’Euphrate, qui ont lieu au printemps, et des couches de sédiment découvertes à Ur ont même été interprétées comme les traces effectives du Déluge. En fait, les hommes n’ont pas besoin de chercher les sources de leur inspiration dans la réalité : bien des peuples ont leur propre récit du Déluge, sans habiter pour autant dans des régions inondables.
Un divin liquide
L’eau est si importante qu’elle peut apparaître, de façon métaphorique, comme la source métaphysique de toute forme de vie. Sous cet aspect, elle correspond à ce que l’on appelait en Mésopotamie l’apsû, sorte d’Océan primordial situé au centre et à l’origine du monde, étroitement associé au grand dieu créateur Enki-Ea. L’apsû peut à l’occasion prendre la forme d’une entité personnalisée masculine dont le dieu doit triompher, mais c’est plus généralement l’élément liquide sur lequel il règne, et le lieu mythique où il a sa demeure. Il y évolue en bateau, à l’occasion désigné comme le « bouquetin de l’apsû » selon une métaphore qui correspond à l’image du capricorne que nous avons gardée. En Mésopotamie, le poisson symbolise l’embryon, tandis que toute bête à cornes représente la société ou les hommes, en sorte que l’être hybride, mi-poisson mi-chèvre, désigne l’humanité embryonnaire. Enki-Ea apparaît souvent dans l’iconographie, avec des flots poissonneux qui lui jaillissent des épaules ou qui coulent d’un vase qu’il a en main. C’est de ce dernier type de représentation que dérive notre image du Verseau, où le dieu apparaît en train de féconder l’élément féminin alterne, la Terre. En fait, l’apsû et Enki-Ea sont consubstantiels, et l’élément liquide peut d’ailleurs être assimilé à la semence du dieu.
Dans le même ordre d’idées, cette essence vivifiante apparaît comme la sève de l’Arbre de Vie et la source dans laquelle il plonge ses racines. Dans la mesure où l’Arbre de Vie est une sorte d’arbre généalogique qui rassemblerait toute l’humanité depuis ses origines, c’est dire que celle-ci doit la vie et son renouveau au divin liquide fécondant. Le même concept trouve à s’exprimer à travers l’image d’un personnage (le roi ou un « héros nu » représentant la royauté) qui abreuve des bêtes à cornes ou leur tend des rameaux de l’Arbre de Vie. Le roi, en effet, en tant que médiateur entre les dieux et les hommes, est un bon pasteur qui dirige, protège, abreuve et nourrit son troupeau. Par là, on se rend compte que le liquide surnaturel qui coule du vase ou sert de sève à l’Arbre n’est pas seulement la vie, mais aussi l’ensemble des lois divines qui la favorisent. Le roi fait assimiler aux hommes les lois établies par les dieux pour que règnent sur terre fécondité, fertilité, mais aussi prospérité, ordre et justice. Cela étant, cette essence divine conserve toujours une part d’ambiguïté. De la même façon que les eaux du Tigre et de l’Euphrate sont tantôt bienfaisantes et tantôt destructrices, elle peut s’avérer trop forte pour un simple mortel et entraîner la mort. L’eau apparaît ainsi au cœur des préoccupations des hommes : au plan physique, elle permet de cultiver et donc de manger ; au plan métaphysique, elle sert de métaphore pour désigner l’essence divine qui assure la vie dans toute sa plénitude. Ces deux aspects tendent d’ailleurs à se rejoindre dans cette légende qui, aujourd’hui encore, place le jardin d’Éden dans les marais du sud irakien. Terre et eau s’y confondent, le poisson et le gibier y abondent, des roseaux géants et des palmiers y prolifèrent, au point que la région puisse effectivement passer pour une sorte de paradis.
Jean-Daniel Forest,
CNRS
L’eau dans les sociétés antiques de l’Euphrate
L’être humain, toujours à la recherche de ses origines, a pour habitude de définir la Mésopotamie comme un des hauts lieux de l’humanité.
De fait, c’est aux abords de l’Euphrate, au parcours si diversifié, que l’on situe deux des plus grands progrès – attestés entre 9200 et 8500 av. J.-C. à Jerf el Ahmar (Syrie) – réalisés par l’homme depuis les débuts de son histoire : le passage d’une économie basée sur la chasse et la cueillette à une économie de culture et d’élevage, dite « révolution néolithique », et la progression d’une civilisation urbaine, dite « révolution urbaine ». La vallée de l’Euphrate, à laquelle il faut associer celle du Tigre, offrait les éléments essentiels au développement des sociétés humaines : l’eau, des terres fertiles et un réseau de communication.
« Champ avec rigole d’irrigation »
Paradoxalement, la redécouverte au xxe siècle de l’utilité du fleuve a provoqué la disparition de sites qui témoignaient de son utilisation antique, mentionnée depuis l’époque sumérienne sur les tablettes d’argile. « Le champ avec rigole d’irrigation et fossé » à l’époque proto-urbaine d’Uruk III, vers 3000 av. J.-C., fait partie de la palette des pictogrammes utilisés par les scribes pour la comptabilité des terrains ou de leur rendement, au tout début de l’écriture.
Cette image nous permet de saisir deux facteurs importants dans le développement des communautés. Le premier est celui de la culture irriguée utilisée vraisemblablement avant 5000 av. J.-C. par simple modification de cours d’eau existants. L’homme de la vallée, grâce à une production de plus en plus abondante des récoltes de céréales (orge et lentilles), faisait vivre une population sans cesse croissante. Il a progressivement rendu possible l’exploitation de terres incultes et gagné les terres alluviales en forant des puits, en stockant les eaux de pluie ou celles des cours d’eau saisonniers et en construisant des canaux de dérivation parallèles au lit du fleuve. Ceux-ci entraînaient l’eau sur plusieurs dizaines de kilomètres et alimentaient les rigoles perpendiculaires se déversant dans les champs. Pour ces réalisations, l’homme utilise des briques crues confectionnées à l’aide des matériaux dont il dispose : l’argile, la paille et l’eau. Ces progrès économiques et technologiques étaient nécessaires à la croissance d’une civilisation urbaine. Le second facteur, d’ordre social, probablement favorisé par l’environnement hostile, hautes montagnes au nord, plateau désertique, steppes puis marécages au sud, a permis, comme dans la vallée du Nil, la permanence de ces civilisations. Du reste, le nom arabe du fleuve, al-Furât (Firat en turc), dérive d’une déformation du sumérien Bu-Ra-Nu-Nu devenu en assyrien Purati.
Un axe de communication
Enfin, le dernier critère important pour comprendre l’histoire de cette vallée est d’ordre géographique. Son orientation nord/sud en fait un axe majeur de communication entre l’Anatolie et la basse Mésopotamie alors que ses affluents principaux, le Balikh et le Khabour, sont avec leurs vallées respectives des axes transversaux mettant en rapport les plateaux iraniens de l’est avec les pays méditerranéens de l’ouest. Dans ce contexte, il apparaît que l’Euphrate n’a jamais été une frontière, mais plutôt le point de convergence de populations venues de pôles éloignés voire opposés ayant chacune son identité culturelle et religieuse.
Ses berges offraient, tantôt en rive droite tantôt en rive gauche, une route terrestre qu’emprunteront les vagues successives de nouveaux migrants (Indo-Européens, Caucasiens, Grecs, Romains, Arabes entre autres et plus récemment Tcherkesses) venus se mêler au fond de populations plus anciennement implantées : les Sémites au sud (Araméens et Hébreux), les montagnards au nord (Arméniens et Kurdes), enfin les Iraniens au nord-est. Elle doublait la route fluviale utilisée pour le transport de l’obsidienne et du bitume provenant respectivement des régions septentrionales et méridionales.
Un trafic fluvial très ancien
C’est probablement pour leurs déplacements et les premiers échanges que les habitants d’une localité fondée vers 5200 av. J.-C. sur la rive gauche du Khabour, à proximité de Tell Mashnaqa, ont construit les embarcations dont deux fragments ont été mis au jour dans les fouilles du tell entre 1991 et 1995. Elles sont datées de 5000 av. J.-C., c’est-à-dire bien avant l’invention de la roue et la domestication des animaux de bât, mais pourtant très proches de celles qui sont encore utilisées actuellement au sud de l’Irak. Leur coque étroite, en roseaux ramassés sur les rives du fleuve, devait mesurer de 5 à 7 m de long et était recouverte à l’extérieur par une épaisse couche de bitume qui assurait l’étanchéité à l’image des céramiques de stockage de la même époque. Ce modèle assez petit était différent et probablement plus facile à manier que son contemporain retrouvé à Eridu. En effet, le débit, 7000 m3 seconde, du vaste réseau hydrographique, moins brutal il est vrai que celui du Tigre, accroissait les difficultés de halage pour la remontée des bateaux au moment de ses hautes eaux de printemps. Pour remédier à ce problème, les ingénieurs sumériens ont creusé et aménagé entre le Khabour et l’actuelle ville d’Al Bukamal un canal, le Nahr Dawrin, qui du même coup raccourcissait d’au moins 45 km le trajet. Amélioration notable qui a permis l’augmentation des charges évaluées jusqu’à 120 tonnes par bateau et la diversification des échanges. Ainsi ont transité sur cette artère vitale la pierre, les minerais extraits d’Anatolie (le plomb, l’argent, le fer et principalement le cuivre), les cèdres du Liban dont certains arrivaient jusqu’en Égypte pour la construction des temples, mais aussi les moutons de la Djézireh (plateau syrien), l’huile d’olive, les céréales, le vin réputé de Harran…
Pendant plus de cinq mille ans, le trafic fluvial a largement contribué à l’enrichissement et à l’essor de la vallée et de villes comme Palmyre, dont le commerce à longue distance se faisait grâce à une série de comptoirs : Zénobia (Halabiyé), Doura-Europos, Ana, Babylone, établis le long du fleuve. Les caravanes ralliant la Méditerranée à l’Iran faisaient étape dans la vallée avant de passer, après le paiement d’un impôt, sur la rive opposée par des bacs ou des ponts de bateaux comme à Zeugma. Elles assuraient l’approvisionnement en pierres semi-précieuses (grenats de Ceylan, lapis-lazuli d’Afghanistan, turquoises d’Égypte), objets en bronze (Luristan et Chine), objets précieux en or (Égypte), vases en albâtre (Égypte), étoffes de pourpre… et surtout en soie, d’où le nom moderne de cette route. Implantés en des lieux stratégiques, ces carrefours routiers et fluviaux verrouillaient en quelque sorte le maillage de ces voies commerciales, leur sécurité étant assurée par les cités-États voisines.
Une région convoitée
Il est aisé de comprendre que tous ces nœuds étaient l’objet de convoitise. L’un des plus remarquables exemples en est la ville de Karkemish avec sa double fortification. Fondée vraisemblablement au IIIe millénaire (âge du bronze) sur un tell dominant la rive gauche du fleuve, elle commandait les territoires qui s’étendent vers l’ouest jusqu’à la côte méditerranéenne située à moins de 150 km. Son nom apparaît pour la première fois dans des textes datés de l’époque d’Hammourabi (1792-1750 av. J.-C.) retrouvés à Mari. Au xvie siècle av. J.-C., elle est l’objet de la dispute entre deux des grandes puissances de l’époque, les Hittites et l’Empire hourrite du Mitanni, basés respectivement au nord-ouest et à l’est de la cité. Profitant probablement de cette querelle, Touthmosis Ier (1506-1493 av. J.-C.) parvint sous ses murs et ne semble pas avoir livré bataille. La mention suivante figure sur les parois du temple de Karnak où elle est citée parmi les villes d’Asie payant tribut à l’Égypte sous le règne de Touthmosis III (1479-1458 av. J.-C.). Elle est de nouveau assiégée et pillée par les Hittites pendant le règne de Souppilouliouma (1370-1342 av. J.-C.), puis englobée dans l’Empire hittite un siècle plus tard. Après l’effondrement de ce dernier et une nouvelle mise à sac, elle devient vers le xe siècle av. J.-C. la capitale d’un royaume syro-hittite indépendant. Très rapidement, elle devra affronter la nouvelle puissance montante : l’Assyrie. Sous Assurbanipal II, elle paye un tribut et finit par abdiquer en 717 av. J.-C. sous les coups de Sargon II.
Pendant le millénaire suivant et jusqu’à la conquête musulmane, la vallée sera sans cesse le terrain de bataille des nouveaux grands empires : Babylonien, Mède et Perse, Grec, Romain puis Byzantin, ces événements ayant des conséquences fâcheuses sur les activités de ses habitants. Le dynamisme de la vallée a toujours été étroitement lié à son unité territoriale et à l’emplacement géographique des capitales par rapport au fleuve. Outre les problèmes d’un approvisionnement irrégulier en marchandises, les paysans étaient sans cesse obligés de reconstruire canaux et rigoles pour assurer l’alimentation de leur famille.
L’introduction de la noria 1, attestée en Syrie dès le ve siècle ap. J.-C., marque un progrès considérable et le début d’une nouvelle période de prospérité agricole dont l’apogée se situe à l’époque médiévale. Soucieux de rentabiliser au maximum les riches plaines de Mésopotamie, les Omeyyades aménagent de denses réseaux d’irrigation autour des villes principales (Raqqa, Bâlis et Qarqisiyya), complètent et restaurent les anciens canaux désormais utilisés l’été pour l’irrigation de cultures subtropicales (riz, coton et sorgho). Cette révolution agricole s’accompagne d’une forte poussée démographique et d’une reprise de l’activité économique transformant les villes de la vallée en importants centres culturels et artisanaux jusqu’à la fin de la dynastie abbasside (milieu du xiiie siècle). Le découpage en provinces du Proche-Orient par les Ottomans est responsable d’un nouveau déclin. Au cours du xixe siècle, les Anglais tenteront de rouvrir cette voie qui reliait la Méditerranée au golfe Persique et à l’Inde en appareillant des bateaux à vapeur, mais le projet sera abandonné, d’autant qu’avec la construction du canal de Suez, une autre voie plus praticable pour les navires à fort tonnage allait s’ouvrir. •
Anne-Marie Manière-Lévêque
est archéologue
Le génie de l’eau dans la civilisation arabe
On y trouve en effet des montagnes, des plaines, des oasis, des deltas, des zones d’agriculture pluviale et fluviale. Mais ce qui domine l’ensemble de ces territoires, c’est un climat aride ou semi-aride, d’où l’importance de l’eau, qui devait répondre aux besoins non seulement de l’agriculture, mais aussi du développement des villes.
La question de l’eau s’est donc posée dès les premiers siècles de la conquête arabo-musulmane. Celle-ci annexa au nouvel État les territoires des grandes civilisations hydrauliques (Mésopotamie, Égypte, Iran, Syrie) ; c’est au contact de ces foyers d’innovation que les califes ont élaboré leur politique de l’eau, contribuant ainsi à l’émergence et au développement de l’École hydraulique arabe.
L’eau au temps des califes
Si les Arabes se présentent comme les héritiers des civilisations antérieures, il convient de préciser qu’au moment où l’islam est apparu (vie-viie siècles), la plus grande partie des réalisations hydrauliques du passé était détruite ou inutilisable ; il est donc possible d’apprécier l’œuvre accomplie par la civilisation arabe en matière hydraulique.
Différents facteurs furent à l’origine de l’innovation technologique islamique : la réunion sous une même religion et une même langue d’immenses contrées auparavant opposées les unes aux autres ; le rôle joué par la langue arabe comme véhicule des sciences et langue parlée par tous les peuples de Bagdad à Cordoue ; enfin, le rôle que joua l’État islamique dans l’effort d’arabisation et de traduction, dans le financement des académies, des équipes de recherche, des bibliothèques et dans l’encouragement des entreprises de mise en valeur économique 1.
C’est dans ce contexte d’ouverture et d’intervention volontariste qu’un vaste projet d’aménagement hydraulique vit le jour, les premiers califes et leurs gouverneurs ayant joué un rôle important dans la restauration et l’extension des infrastructures existantes. Un exemple spectaculaire en est donné par les opérations de défrichement qui consistèrent dans l’assèchement des marécages et la conquête de nouvelles terres arables. Les époques omeyyade (661-750) et abbasside (750-1258) furent en la matière d’une fécondité exceptionnelle. Plusieurs chantiers furent ouverts, aboutissant ici et là à la dérivation des fleuves, à la construction d’aqueducs et de grands canaux d’irrigation, à l’édification de ponts et de barrages et à la régularisation des cours d’eau. Dans les seuls environs de la ville de Basra, on comptait des milliers de canaux portant les noms de leurs constructeurs ou les toponymes des lieux où ils avaient été réalisés. La région située entre les deux fleuves (en grec mesopotamia) fut le théâtre d’une renaissance de la civilisation de l’eau.
L’histoire a conservé de cette période de formation de l’hydraulique arabe le souvenir de femmes qui ont investi ce domaine et rencontré des succès remarquables. On se limitera à citer l’exemple de la princesse Zubeida (morte en 831), épouse du calife Haroun al-Rachid (786-809), qui fit aménager en plein désert une « route de l’eau » reliant Bagdad à La Mecque. Outre des travaux destinés à approvisionner la ville sainte en eau potable, plusieurs ouvrages hydrauliques (puits, réservoirs, bassins, etc.) furent exécutés le long de la voie des pèlerins, devenue célèbre sous le nom de « couloir de Zubeida » (derb Zubeida).
Loin de se limiter à l’Irak, la renaissance hydraulique se généralisa pratiquement à l’ensemble du monde islamique, l’émergence d’un vaste espace économiquement et culturellement unifié jouant un rôle majeur dans la diffusion des conquêtes de la civilisation hydraulique et favorisant l’émergence d’une « École arabe de l’eau ».
Une École arabe de l’eau
C’est entre les ixe et xiie siècles que l’on peut situer l’âge d’or de l’hydraulique arabo-musulmane. C’est alors que les figures les plus importantes de l’École arabe de l’eau ont vécu, et que s’est développée une riche expérience de terrain et des progrès considérables dans la maîtrise et l’exploitation des eaux souterraines 2. Un milieu intellectuel prolifique et des hydrauliciens de talent ont réussi à faire de leurs domaines respectifs de hauts lieux de recherche et de créativité technologique 3. En témoigne une floraison d’ouvrages, dont le Traité de mécanique des frères Banû Moussa et un Compendium anonyme datant tous deux du ixe siècle et écrits à Bagdad, le Traité de l’exploitation des eaux souterraines de Muhammad al-Karajî (1017, Iran), le Compendium de la théorie et de la pratique au service des arts mécaniques d’Ismâ‘îl al-Jazarî (1205, Djézireh sur la boucle de l’Euphrate) ou encore le Livre des méthodes accomplies au sujet des machines de l’esprit de Taqî al-Dîn Muhammad Ibn Ma’rûf (Le Caire, 1525-1585).
Les hydrauliciens n’apparaissent pas comme un groupe autonome. Ils sont souvent intégrés dans la hiérarchie administrative et bénéficient des liens traditionnels qui se sont tissés entre les califes et le milieu des scientifiques et des mécaniciens. Si la plupart se plaisent dans leur rôle d’ingénieurs d’État, certains cherchent à se ménager un espace de liberté où ils peuvent s’abandonner à la réflexion scientifique loin des servitudes de la cour. Toutefois, malgré les variations qui peuvent se produire d’une région à l’autre, on rencontre partout le style et les préoccupations d’une même école, rien n’en illustrant mieux l’esprit que les ouvrages d’art et les paysages irrigués qui se succèdent du Yémen à l’Espagne.
Un patrimoine en péril
En se limitant au domaine de l’eau, on peut relever une dizaine de noms de savants et d’ingénieurs qui ont fait de la maîtrise des techniques hydrauliques l’objet essentiel de leurs préoccupations. Donald Hill a recensé plus de 300 machines et automates décrits dans les traités arabes médiévaux. Par leur nombre et la sophistication de leurs mécanismes, ces appareils témoignent d’ un attrait certain des Arabes pour le machinisme et de leur désir de faire de cette branche du savoir humain un champ d’innovation majeur.
Partant du contenu des textes disponibles, on peut dégager quelques exemples qui montrent la contribution des mécaniciens arabes au progrès du machinisme hydraulique en Méditerranée. Ce progrès a concerné trois aspects importants : amélioration de la technique des balanciers à contrepoids ; développement sans précédent de la construction et de l’usage des pompes à eau ; adoption des procédés du graphisme technique pour illustrer les machines hydrauliques. Sans entrer dans l’inventaire des ouvrages et des monuments construits à la gloire de l’eau, il nous semble que les apports cités suffisent pour établir le « moment islamique » (Maurice Lombard) dans l’évolution de l’hydraulique de la Méditerranée. Un moment qui aura duré du ixe au xvie siècle, permettant à l’Islam de mettre son potentiel scientifique et technique, l’imaginaire de ses mécaniciens et le talent de ses artistes au service du développement de l’ingénierie de l’eau. Quant à la question des emprunts, elle se doit d’être abordée avec prudence, mais aussi détermination, pour affronter tous ceux qui cherchent, soit à cantonner les savants arabes dans le rôle d’imitateurs (thèse de Renan), soit à les couper définitivement des courants intellectuels qui ont nourri la civilisation de la Méditerranée (thèse de Huntington).
L’héritage mécanique arabe a contribué ainsi par différentes voies au développement du machinisme hydraulique dans une région qui préparait les conditions préalables au démarrage de sa Renaissance. Depuis les carnets des premiers mécaniciens italiens jusqu’aux théâtres de machines du xvie siècle, on peut découvrir les emprunts à l’école hydraulique arabe, qui jouissait d’une expérience millénaire dans ce domaine. Le fait même que certains dessins de machines hydrauliques ne comportent pas d’indications écrites, ou sont assez frustes et peu explicites, laisse supposer leur origine étrangère.
Or, cet héritage est aujourd’hui en péril : si le rythme des destructions actuelles se poursuit, tout le potentiel de la technologie des qanât 4 et des machines hydrauliques anciennes (norias) aura disparu d’ici les années 2020. Un sursaut est aujourd’hui nécessaire, comparable à celui que l’humanité a pu réaliser pour sauver les pyramides d’Égypte ou d’autres ouvrages en péril. C’est à ce prix que les générations de demain pourront continuer à admirer les norias de Hama, les sâqiya (canaux) du Nil, les qanât d’Iran, les mawâjin (citernes) et les aqueducs de Tunisie, les khettâra (canalisations souterraines) du Maroc, les répartiteurs des oasis de l’Algérie et bien d’autres monuments de l’eau.
Mohammed El Faïz est professeur d’histoire économique à l’université Cadi Ayad de Marrakech.
Srouce.