Le Qatar devrait abolir immédiatement ses exigences relatives aux visas de sortie, qui exposent les travailleurs migrants à des risques d’exploitation et d’abus. Le système de visa de sortie peut empêcher les étrangers de quitter le pays sur les seuls dires d’un employeur actuel ou ancien. Le cas d’un footballeur professionnel français qui n’est pas autorisé à quitter le Qatar illustre la façon dont le système de visa de sortie peut être utilisé contre les travailleurs migrants lors de litiges avec leurs employeurs. Zahir Belounis, qui a joué pour l’équipe Al Jaish, a déposé une plainte pour salaire impayé devant les tribunaux du Qatar. Il a expliqué à Human Rights Watch que ses anciens employeurs ont insisté pour qu’il abandonne ses poursuites, faute de quoi ils ne lui délivreront pas le visa de sortie qu’il doit présenter pour quitter le Qatar.
« Les autorités qataries ont mis en place un système qui peut effectivement permettre aux employeurs de retenir légalement leurs employés actuels et anciens quasiment en otages », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen Orient à Human Rights Watch. « Les gens devraient être fondamentalement libres de quitter n’importe quel pays. Les autorités qataries ont elles-mêmes le pouvoir d’arrêter des personnes qui tentent de fuir pour échapper à la justice, il n’existe donc aucune raison pour qu’elles donnent aux employeurs le pouvoir de retenir leurs employés au Qatar. »
Human Rights Watch a documenté la manière dont des lacunes dans le cadre juridique et réglementaire du Qatar sont à l’origine de la maltraitance et de l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère au Qatar, qui constitue plus de 85 % de la population du pays, laquelle s’élève à 1,9 million d’habitants. Le système peut même rendre des travailleurs migrants professionnels bien rémunérés tels que Belounis, vulnérables aux abus des employeurs. Mais un grand nombre des personnes exposées aux abus sont les travailleurs migrants d’Asie du Sud qui ont des emplois mal payés dans des secteurs comme la construction, et en particulier les femmes employées comme domestiques.
Le Qatar et l’Arabie saoudite sont les seuls États du Conseil de Coopération du Golfe disposant d’un système de visa de sortie. En juin 2010, Belounis a signé un contrat de cinq ans avec Al Jaish à la suite duquel il a indiqué à Human Rights Watch avoir été nommé capitaine de l’équipe qu’il a aidée à accéder en première division du Qatar. En août 2011, les nouveaux gestionnaires de l’équipe lui ont dit qu’ils n’avaient pas besoin de lui et il a été transféré à Al Markhya, une équipe de deuxième division. Il affirme qu’Al Markhya a cessé de payer son salaire en mai 2012, et qu’Al Jaish est revenue sur un accord verbal pour compenser la différence entre son salaire à Al Markhya et celui qui avait été convenu lorsqu’il a signé son contrat de 5 ans en 2010.
En février 2013, Belounis a déposé une plainte contre Al Jaish pour salaire impayé et demandant des dommages-intérêts pour perte de gains. Depuis, a-t-il expliqué à Human Rights Watch, ses anciens employeurs à Al Jaish lui ont indiqué qu’ils ne procureraient, ni à lui ni à sa femme et leurs deux jeunes filles, les visas de sortie requis pour quitter le Qatar, à moins qu’il n’abandonne ses poursuites. Le juge saisi de l’affaire Belounis a reporté la dernière audience le 23 mai, après qu’Al Jaish ait changé d’avocat. La prochaine audience est prévue pour le 13 juin.
La loi qatarie n° 4 de 2009 réglemente l’entrée et la sortie des expatriés au Qatar, ainsi que leur lieu de résidence et leur parrainage. Cette loi représente la version qatarie du système du kafala ou de parrainage, dont certaines formes régissent la résidence et l’emploi des travailleurs expatriés dans la région du Golfe. Tous les travailleurs expatriés au Qatar et certains visiteurs doivent obtenir un permis de séjour, fourni par un « parrain » résident qui peut être un employeur, le père du visiteur ou la personne qui invite le visiteur grâce à son parrainage.
Cependant, les « parrains » résidents peuvent aussi effectivement empêcher les personnes parrainées de quitter le Qatar. L’article 18 stipule qu’« à l’exception des femmes parrainées par le père et des mineurs et des visiteurs qui visitent le pays pendant moins de 30 jours, les expatriés ne peuvent pas sortir de l’État temporairement ou de façon permanente à moins qu’ils ne fournissent un permis de sortie délivré par le répondant de résidence ».
Les parrains résidents n’ont pas besoin de se justifier s’ils s’abstiennent de fournir un permis de sortie. Il incombe à l’expatrié soit de trouver un autre « parrain de sortie », qui doit être un ressortissant du Qatar, soit de fournir une attestation selon laquelle il n’existe pas de poursuites judiciaires en cours contre la personne qui tente de partir 15 jours après la publication d’un avis dans deux journaux quotidiens. Le système semble n’avoir aucune justification valable, selon Human Rights Watch. Le régime de visa de sortie n’est pas nécessaire pour empêcher les étrangers de fuir des poursuites judiciaires au Qatar, car le ministre de l’Intérieur [du Qatar] dispose de pouvoirs distincts pour imposer des interdictions de voyage aux non-citoyens faisant l’objet d’accusations criminelles ou de poursuites civiles devant ses tribunaux.
Human Rights Watch est également préoccupée par la façon apparemment arbitraire dont le Qatar impose ces interdictions de voyager. Les autorités qataries ont soumis Mahmoud Bouneb, Malika Alouane et Haitham Qudaih, tous des ressortissants étrangers précédemment employés par la chaine de télévision pour enfants d’Al Jazeera (Al Jazeera Children’s Channel, AJCC), à des interdictions de voyager depuis le 27 septembre 2011, sans les en aviser officiellement ni les informer des fondements juridiques justifiant ces interdictions, ni de leur droit à faire appel.
L’AJCC est détenue majoritairement par la Fondation du Qatar pour l’éducation, la science et le développement communautaire, créée en 1995 par l’émir du Qatar, cheikh Hamad bin Khalifa Al Thani, et son épouse, Sheikha Moza bint Nasser. Les trois travailleurs étrangers ont été informés que leur ancien employeur les avait accusés d’infractions financières en octobre 2011, mais ils n’étaient au courant d’aucune enquête criminelle officielle jusqu’à ce que des accusations aient été déposées contre eux en décembre 2012.
Human Rights Watch a écrit aux autorités du Qatar le 14 mars pour demander des éclaircissements sur la base juridique de ces interdictions de voyage, sur les éventuelles mesures prises par les autorités pour aviser les personnes concernées et sur les recours disponibles pour contester ou annuler leurs interdictions de voyager. Les autorités n’ont pas réagi. Des enquêtes distinctes menées par le Bureau de vérification national du Qatar et les vérificateurs Ernst et Young ont toutes deux conclu en 2012 qu’il n’existait aucun motif de poursuites criminelles. La prochaine audience dans leur affaire est prévue pour le 18 juin.
Le droit de quitter tout pays est une composante essentielle du droit à la libre circulation, garanti par l’article 27 de la Charte arabe des droits de l’homme, et par l’article 5 (ii) de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ICERD). Le Qatar est partie aux deux traités.
Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a clairement fait savoir que ce droit s’applique aux citoyens et non-citoyens sans distinction. Lors de commentaires sur les restrictions autorisées au droit à la libre circulation, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a affirmé que les mesures restrictives « doivent être conformes au principe de proportionnalité ; elles doivent être appropriées pour remplir leurs fonctions de protection ; elles doivent constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché et elles doivent être proportionnées à l’intérêt à protéger ».
Le Comité des droits de l’homme a également déclaré que les lois autorisantl’application de restrictions « devraient être formulées selondes critères précis et ne peuvent pas conférer des pouvoirs illimités aux personnes chargées de veiller à leur application ». Le système de visas du Qatar ne répond à aucun de ces critères.
« Les autorités qataries doivent abolir ce système abusif », a conclu Sarah Leah Whitson. « Le système de visa de sortie enchaîne injustement les travailleurs étrangers à leurs employeurs qataris, les exposant ainsi à un traitement injuste et à l’exploitation. »
Source : HRW.ogr